Notre Seigneur la lui avait donnée, afin qu'il prît ma défense et m'encourageât dans un temps où son appui m'était si nécessaire, comme on l'a vu et comme on le verra encore par mon récit.
Il avait passé quarante ans, nous dit-il, sans jamais dormir plus d'une heure et demie, tant la nuit que le jour; de toutes ses mortifications, celle qui lui avait le plus coûté dans les commencements, c'était de vaincre le sommeil; dans ce dessein, il se tenait toujours ou à genoux ou debout.
Il prenait ce repos assis, la tête appuyée contre un morceau de bois fixé dans le mur; eût-il voulu se coucher, il ne l'aurait pu, parce que sa cellule, comme on le sait, n'avait que quatre pieds et demi de long.
Durant le cours de toutes ces années, jamais il ne se couvrit de son capuce, quelque ardent que fût le soleil, quelque forte que fût la pluie. Jamais il ne se servit d'aucune chaussure.
Il ne portait qu'un habit de grosse bure, sans autre chose sur la chair; encore cet habit était-il aussi étroit que possible; et par-dessus il mettait un petit manteau de même étoffe.
Dans les grands froids il le quittait, et laissait quelque temps ouvertes la porte et la petite fenêtre de sa cellule; il les fermait ensuite, et reprenait son manteau, donnant ainsi quelque satisfaction à son corps, en lui faisant sentir une meilleure température.
Il lui était fort ordinaire de ne manger que de trois en trois jours; et comme j'en paraissais surprise, il me dit que c'était très facile à quiconque en avait pris la coutume.
Un de ses compagnons m'assura qu'il passait quelquefois huit jours sans prendre de nourriture.
Cela devait arriver, je pense, lorsqu'il était absorbé
dans l'oraison car il avait de grands ravissements
et de violents transports d'amour pour Dieu;
je l'ai vu moi-même une fois entrer en extase.
Sa pauvreté était extrême; et il était si mortifié, même dès sa jeunesse, qu'il m'a avoué être resté trois ans dans une maison de son ordre sans connaître aucun des religieux, si ce n'est au son de la voix, parce qu'il ne levait jamais les yeux, de sorte qu'il n'aurait pu se rendre aux endroits où l'appelait la règle, s'il n'avait suivi les autres. Il gardait cette même modestie par les chemins.
Il passa de longues années sans jamais regarder les femmes; il me dit qu'à l'âge où il était parvenu, c'était pour lui la même chose de les voir ou de ne pas les voir; à la vérité, il était déjà très vieux quand je vins à le connaître, et son corps était tellement exténué, qu'il semblait n'être formé que de racines d'arbres.
Avec toute cette sainteté, il était très affable. Il parlait peu et seulement lorsqu'il était interrogé; mais les grâces de son esprit donnaient à ses paroles un véritable charme.
Je raconterais volontiers beaucoup d'autres particularités, si je n'appréhendais, mon père, qu'une plus longue digression ne m'attirât un reproche de votre part. Je n'étais pas même exempte de cette crainte, en écrivant, ce que je viens de dire. J'ajouterai donc seulement que ce saint homme est mort comme il avait vécu, en instruisant et en exhortant ses frères. Quand il vit que sa fin approchait, il récita le psaume "J'étais dans la joie quand on m'a dit: allons dans la maison du Seigneur" (Ps 122, 1), et s'étant mis à genoux, il expira [4].
Le Seigneur a voulu, dans sa bonté, qu'à partir de ce jour il m'ait encore plus assistée que durant sa vie j'en ai reçu des conseils en diverses circonstances.
Je l'ai vu plusieurs fois tout éclatant de gloire.
Il me dit dans la première de ces apparitions, qu'heureuse était la pénitence,
qui lui avait mérité une si grande récompense.
Ces paroles furent suivies de plusieurs autres. Un an avant sa mort, il m'apparut, malgré l'éloignement qui nous séparait, et je sus qu'il devait bientôt nous être enlevé. Je l'en avertis, en lui écrivant à l'endroit où il était, à quelques lieues d'ici.
Au moment où il rendit le dernier soupir, il se montra à moi, et me dit qu'il allait se reposer.
Sans croire à cette vision, j'en fis part néanmoins à quelques personnes, et huit jours après nous venait la nouvelle qu'il était mort, ou plutôt qu'il avait commencé à vivre pour toujours.
Le voilà donc le terme de cette vie si austère, une éternité de gloire!
Depuis qu'il est au ciel, il me console beaucoup plus, ce me semble,
que quand il était sur la terre.
Notre Seigneur me dit un jour qu'on ne lui demanderait rien au nom de
son serviteur, qu'il ne l'accordât.
Je l'ai très souvent prié de présenter au Seigneur mes demandes,
et je les ai toujours vues exaucées.
Louange sans fin à ce Dieu de bonté! Amen.
Il vous semblera peut-être, mon père, qu'il ne me fallait pas un grand effort pour contempler des mains et un visage d'une telle beauté.
Mais, sachez-le, les corps glorifiés sont si beaux, l'éclat surnaturel dont ils brillent est si vif,
que l'âme en demeure hors d'elle-même; ainsi cette vue me jetait dans l'effroi, j'en étais toute troublée
et bouleversée.
Bientôt après cependant, je retrouvais la sécurité avec l'assurance que la vision était véritable:
les effets étaient tels que la crainte ne tardait pas à disparaître.
Je n'ai jamais vu des yeux du corps ni cette vision, quoique imaginaire, ni aucune autre, mais seulement des yeux de l'âme.
Au dire de ceux qui le savent mieux que moi, la vision précédente est plus parfaite que celle-ci,
et celle-ci l'emporte de beaucoup sur toutes celles qui se voient des yeux du corps;
ces dernières, ajoutent-ils, sont les moins élevées et les plus sujettes aux illusions du
démon.
Comme alors j'avais de la peine à le croire, je désirais, je l'avoue, voir des yeux du corps ce que je ne voyais que de ceux de l'âme, afin que mon confesseur ne pût pas me dire que ce n'était qu'une rêverie.
Au reste, c'était souvent aussi ma crainte dans les commencements, la vision était passée; il me venait en pensée que ce n'était peut-être qu'un jeu de l'imagination, et j'avais du regret de l'avoir dit à mon confesseur, craignant de l'avoir trompé.
Nouveau sujet de larmes; j'allais le retrouver, et je lui disais ma peine. Il me demandait si j'avais cru les choses comme je les lui avais rapportées, ou si j'avais en dessein de le tromper. Je lui répondais, ce qui était vrai, que je lui avais parlé fort sincèrement, sans aucune intention de le tromper, et que pour rien au monde je ne voudrais dire un mensonge. Il le savait très bien; c'est pourquoi il tâchait de me tranquilliser.
De mon côté, il m'en coûtait tant d'aller lui parler de semblables faveurs, que je ne comprends pas comment le démon eût pu me mettre dans l'esprit de les feindre, pour me tourmenter ainsi moi-même.
Mais Notre Seigneur s'empressa de m'apparaître de nouveau, et me fit si bien voir la vérité
d'une telle faveur, qu'en très peu de temps je fus affranchie de toute crainte d'illusion.
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Je me contenterai donc, mon père, de rapporter ce que j'ai vu, et vous abandonnerai le soin de dire le mode de ces visions, comme aussi d'éclaircir ce qu'il y aurait d'obscur dans mes paroles, et ce que je n'aurai pu expliquer: vous le ferez mieux que moi. En certaines circonstances, ce que je voyais ne me semblait être qu'une image; mais, en beaucoup d'autres, il m'était évident que c'était Jésus-Christ lui-même cela dépendait du degré de clarté dans lequel il daignait se montrer à moi. Quelquefois, cette clarté étant très incertaine, il me semblait voir une image, mais une image très différente des portraits d'ici-bas, même les plus achevés. Comme j'en ai vu plusieurs excellents, je puis dire qu'il n'y a aucun rapport entre l'un et l'autre, pas plus qu'il n'y en a entre une personne vivante et son portrait: quelque ressemblant qu'il soit, on ne peut s'empêcher de voir que c'est une chose inanimée.
Ceci explique parfaitement ma pensée, et est de la plus exacte vérité; je ne m'étends donc pas davantage sur ce sujet. Je n'ai pas voulu faire une comparaison, car les comparaisons ne sont jamais justes en tout; c'est une vérité certaine, qu'il y a autant de différence entre cette image et les portraits faits de main d'homme, qu'entre une personne vivante et ses traits peints sur la toile, ni plus ni moins. En effet, si ce qui se présente à l'âme est une image, c'est une image vivante; ce n'est pas un homme mort, mais Jésus-Christ vivant qui se fait reconnaître comme Dieu et homme tout ensemble, non comme il était dans le sépulcre mais tel qu'il en sortit le jour de la Résurrection.
Quelquefois il se montre avec une si grande majesté,
qu'il est impossible de douter que ce ne soit le Seigneur lui-même.
Le plus souvent, cela arrive de la sorte après la communion, moment où d'ailleurs la foi nous assure qu’il est présent.
Il se montre tellement maître de l’âme, qu'elle en est comme anéantie, et se sent consumer tout entière en son Dieu.
O mon Jésus! qui pourrait faire comprendre cette majesté avec laquelle vous vous montrez, et combien vous apparaissez alors Seigneur de la terre et des cieux, et même de mille autres mondes, de mondes et de cieux sans nombre, que vous pourriez créer! L’âme comprend, à la vue de votre grandeur, que tout cela ne serait encore rien pour un Souverain tel que vous. Là se voit clairement, ô mon Jésus, le peu de pouvoir de tous les démons en comparaison du vôtre, et comment on peut, dès qu'on vous contente, fouler aux pieds tout l'enfer.
On ne s'étonne plus de la terreur de ces esprits de ténèbres à votre descente dans les limbes, et de leur désir de trouver mille enfers nouveaux plus profonds, pour fuir loin d'une majesté si redoutable.
Vous la faites éclater alors aux yeux de l'âme et vous voulez qu'elle connaisse le souverain pouvoir de votre humanité très Sainte, unie à la divinité. Là, elle se forme une idée de ce que produira, au jour du jugement, la vue de votre majesté suprême et de votre courroux contre les méchants. Là, Seigneur, elle devient véritablement humble par la vue intime et forcée de sa misère. Là, elle trouve laconfusion et le vrai repentir de ses péchés. Vous ne lui donnez que des témoignages d'amour, et néanmoins elle ne sait où se mettre, et s'anéantit tout entière.
Pour moi, J'en suis convaincue, quand il plait à Notre Seigneur de nous découvrir une grande partie de sa majesté et de sa gloire, cette vision agit avec une force telle, qu'aucune âme ne pourrait la soutenir, si Dieu ne la fortifiait par un secours très surnaturel, en la faisant entrer dans le ravissement et l'extase.
Car alors, la vision de cette divine présence se perd dans la jouissance.
Dans la suite, il est vrai, on oublie ce qu'avait d'accablant cet excès de gloire; mais cette majesté et cette beauté de Notre Seigneur demeurent tellement empreintes dans l'âme, qu'elle ne peut en perdre le souvenir: j'excepte néanmoins le temps où, soumise à une épreuve dont je dois parler, elle se trouve en proie à une sécheresse, à une solitude si effrayantes, que tout semble s'effacer de la mémoire, jusqu'au souvenir même de Dieu.
L'âme, après cette vision, se voit, changée; elle est toujours dans l'ivresse; elle sent un nouvel amour de Dieu; et cet amour, je crois, atteint un très haut degré. Sans doute,la vision précédente où, comme je l'ai dit, Dieu se montre à nous sans image, est plus élevée; mais, à cause de notre faiblesse, celle-ci nous est très utile pour conserver peinte et gravée dans notre imagination cette divine présence, et en occuper continuellement notre pensée. Au reste, ces deux visions viennent presque toujours ensemble: ainsi, par la vision imaginaire, on voit des yeux de l'âme l'excellence, la beauté et la gloire de la très sainte humanité de Notre Seigneur; et par la vision intellectuelle, on voit qu'il est Dieu, qu'il peut tout, ordonne tout, gouverne tout, remplit tout de son amour
On doit faire une très grande estime de cette vision;
à mon avis, il ne s'y rencontre aucun péril, parce qu'il n’ est pas
au pouvoir du démon de produire de tels effets.
Il s'est efforcé trois ou quatre fois, ce me semble, de me faire voir Notre Seigneur de cette manière par une fausse représentation. Mais, s'il peut prendre la forme d'un corps qui serait de chair, il ne saurait contrefaire cette gloire qui resplendit dans le corps de Notre Seigneur quand il se montre à nous. Son dessein, par cet artifice, serait de détruire les effets d'une véritable vision mais l'âme qui en a été favorisée repousse loin d'elle cette fausse image, elle se trouble, se dégoûte, s'inquiète; enfin elle perd la dévotion et la douceur intérieure,et demeure dans l'impuissance de faire oraison. Ceci comme je l'ai dit, eut lieu dans les commencements,trois ou quatre fois.
Il y a donc entre ces visions une souveraine différence; et je ne doute pas que même une âme qui n'est arrivée qu'à l'oraison de quiétude, ne les distingue facilement à l'aide de ce que j'ai dit des effets des paroles surnaturelles (cf. chap. 25).
C'est une chose évidente, et pourvu qu'une âme ne veuille pas se laisser tromper, et qu'elle marche dans l'humilité et la simplicité, je ne crois pas qu'elle puisse l'être. Il suffit d'avoir eu véritablement une vision venant de Dieu, pour qu'aussitôt on sente en quelque sorte le piège.
Bien que la fausse vision commence avec plaisir et avec goût, l'âme les rejette loin d'elle.
Au reste, selon moi, le plaisir qu'elle éprouve doit être différent de celui qu'elle reçoit dans une vision véritable; l'amour qu'on lui témoigne n'apparaît ni pur, ni chaste; en très peu de temps elle a découvert l'ennemi. C'est ce qui me fait dire que le démon ne saurait causer aucun mal à une âme qui a de l'expérience.
L'âme en demeurerait affaiblie; au lieu de nourriture et de forces, elle n'y trouverait que lassitude et dégoût: tandis que la vraie vision lui apporte à la fois d'inexprimables richesses spirituelles, et un admirable renouvellement des forces du corps.
J'alléguais ces raisons et quelques autres à ceux qui me disaient si souvent que mes visions étaient l'ouvrage de l'esprit ennemi, et un jeu de mon imagination.
Je me servais aussi, comme je pouvais, des rapprochements que le Seigneur présentait à ma pensée.
Mais tout cela demeurait inutile, parce qu'il y avait dans cette ville des personnes très saintes, en comparaison desquelles j'étais une pécheresse, et que Dieu ne conduisait pas par ce chemin.
C'est ce qui inspirait de la crainte à mes amis. Ils se communiquaient ces craintes l'un à l'autre, et bientôt, en punition de mes péchés sans doute, l'état de mon âme ne fut plus une chose cachée, quoique je ne m'en ouvrisse qu'à mon confesseur et à ceux à qui il m'ordonnait d'en parler. Je leur dis un jour que s'ils m'affirmaient qu'une personne à qui je viendrais de parler et que je connaîtrais fort bien, n'était pas celle que je croyais, et qu'ils étaient très assurés que je me trompais, certainement j'ajouterais plus de foi à leur témoignage qu'à celui de mes yeux; mais que, si cette personne m'avait laissé pour gage de son amitié des joyaux de grand prix, que j'aurais encore entre les mains et qui, de pauvre que j'étais auparavant, me rendraient riche, il me serait impossible de croire à leur parole, quand bien même j'en aurais le désir. Or, ces joyaux, je pouvais les montrer. En effet, tous ceux qui me connaissaient voyaient manifestement que j'étais changée; mon confesseur l'attestait; ce changement si sensible en toutes choses, loin d'être caché, était d'une clarté frappante pour tout le monde.
Pour moi qui jusque-là avais été si imparfaite, il m'était impossible de croire que
si ces effets venaient du démon, il se servit, pour me tromper
et me conduire en enfer, d'un moyen aussi contraire à ses intérêts que serait celui de déraciner mes vices, et de me donner en échange des vertus et du courage; car je voyais clairement qu'une seule de ces visions suffisait pour m'enrichir de tous ces biens.
Mon confesseur, qui était, comme je l'ai dit, un père de la compagnie de Jésus, religieux d'une éminente sainteté (le P. Balthasar Alvarez.), faisait absolument ces mêmes réponses, selon que je l'ai appris depuis. Il était fort prudent et fort humble; mais sa grande humilité m'attira bien des peines. Quoiqu'il fût savant et homme de grande oraison, il ne se fiait pas néanmoins à lui-même, Notre Seigneur ne conduisant pas son âme par le même chemin que la mienne. Il eut beaucoup à souffrir à mon sujet, et de bien des manières.
Je sus qu'on lui conseillait de se défier de moi, de peur d'être trompé par le démon en donnant quelque créance à mes paroles; et on lui alléguait à ce propos divers exemples. Tout cela m'affligeait beaucoup. Je craignais de voir venir le moment où je ne trouverais plus de confesseur, et où tous me fuiraient: je ne faisais que pleurer.
Ce fut une providence du Seigneur que ce religieux voulût continuer de m'entendre en confession. A la vérité, il était si grand serviteur de Dieu, que pour sa cause il se serait exposé à tout.
C'est pourquoi il me recommandait d'éviter toute offense, de faire exactement tout ce qu'il me dirait, et de ne pas craindre qu'il m'abandonnât. Il m'encourageait et me calmait toujours; mais il ne cessait de me rappeler que je ne devais rien lui cacher, et j'étais fidèle à sa recommandation. Il m'assurait qu'en agissant de la sorte, quand bien même ces visions viendraient du démon, elles ne pourraient me nuire;
Notre Seigneur, au contraire, ferait tourner à mon profit le mal que l'ennemi voulait me faire. C'est ainsi qu'il travaillait de tout son pouvoir à perfectionner mon âme.
Mes craintes étant si grandes, je lui obéissais en tout, quoique imparfaitement. Il eut beaucoup à souffrir à mon occasion, pendant trois ans et plus qu'il me confessa au milieu de ces tribulations [5]. Notre Seigneur permettant que je fusse en butte à de grandes persécutions et mal jugée aussi en des choses où j'étais innocente, l'on s'en prenait à lui, et on le condamnait comme responsable de tout, quoiqu'il fût exempt de faute.
S'il n'eût eu pour lui une telle sainteté, et Notre Seigneur qui soutenait son courage, il lui eût été impossible de supporter tout ce qu'il eut à souffrir. Car, d'un côté, il avait à répondre à ceux qui me croyaient hors du bon chemin, et ne voulaient point ajouter foi aux assurances qu'il leur donnait du contraire; et d'autre part, il devait me tranquilliser et me guérir de mes appréhensions, que cependant il augmentait souvent lui-même plus que tous les autres. Le Seigneur permettait qu'à chaque nouvelle vision dont il me favorisait, je sentisse redoubler mes alarmes, et c'était encore à mon confesseur de me rassurer. Tout cela me venait, je n'en doute pas, de ce que j'avais été, et de ce que j'étais une si grande pécheresse.
Ce saint homme me consolait avec beaucoup de compassion de mes souffrances, et s'il se fût cru lui-même, elles n'auraient pas été si grandes;car Dieu lui faisait connaître la vérité en tout, et c'était, j'en suis convaincue, le sacrement même de la Pénitence qui lui donnait la lumière.
Quant aux autres serviteurs de Dieu qui étaient inquiets à mon sujet, ils avaient avec moi de fréquents entretiens.
Comme je parlais avec simplicité et abandon, ils prenaient quelques-unes de mes paroles dans un sens que je ne leur donnais pas. Parmi eux, il y en avait un qui m'était très cher, parce que mon âme lui était infiniment redevable et qu'il était fort saint; mais je voyais qu'il ne me comprenait pas, et j'en avais une extrême douleur. De son côté, il désirait ardemment ma perfection et demandait à Dieu qu'il daignât m'éclairer de sa lumière. Tous attribuaient à un défaut d'humilité certaines choses que je disais sans y faire réflexion. A la moindre faute qu'ils me voyaient commettre, et j'en commettais sans doute beaucoup, ils me condamnaient aussitôt sur tout le reste. Ils me faisaient quelquefois des questions; comme je leur répondais d'une manière franche et naïve, ils se persuadaient que je voulais les instruire et faire la savante. Ils le rapportaient avec bonne intention à mon confesseur, et celui-ci me réprimandait. Ces peines qui me venaient de divers côtés, durèrent assez longtemps; mais les grâces que le Seigneur me faisait m'aidaient à tout supporter.
Mon dessein, en rapportant ces particularités, est de faire voir
combien souffre une âme lorsqu'elle manque, dans ces voies spirituelles,
d'un maître qui en ait une connaissance expérimentale.
Si Dieu ne m'eût soutenue par tant de faveurs, je ne sais ce que je serais devenue, car mes angoisses étaient assez fortes pour me faire perdre l'esprit.
Je me trouvais quelquefois dans une telle extrémité, que je n'avais plus d'autre ressource que de lever les yeux vers le ciel. Pauvre femme, imparfaite, faible, craintive, je me voyais condamnée par les gens de bien. Cette épreuve, dans la simplicité de mon récit, paraîtra peu de chose; mais moi qui en ai supporté de grandes dans ma vie, je la regarde comme une des plus sensibles. Puisse-t-elle avoir procuré quelque gloire à Notre Seigneur! Quant à ceux qui me condamnaient et voulaient me convaincre d'illusion, ils ne cherchaient en tout, j'en suis sûre, que la gloire de Dieu et le bien de mon âme.
Je me suis bien éloignée de mon sujet: je disais que cette vision de Notre Seigneur ne saurait être l'ouvrage de l'imagination. Comment, en effet, l'imagination pourrait-elle, avec tous ses efforts, représenter à notre âme l'humanité de Jésus-Christ, et lui peindre son incomparable beauté? Il ne lui faudrait pas peu de temps pour arriver à une image tant soit peu ressemblante. Elle peut néanmoins, d'une certaine manière, se représenter cette humanité sainte, contempler pendant quelque temps ses traits, sa blancheur, perfectionner peu à peu cette image, puis la confier à la mémoire, et quand elle s'en efface, la faire revivre. Qui l'en empêche, puisqu'elle a pu la produire avec l'entendement? Dans la vision dont nous parlons, cela est impossible: nous la contemplons lorsqu'il plaît au Seigneur de nous la présenter, dans la manière et durant le temps qu'il veut. Nous n'y pouvons rien retrancher ni rien ajouter; nous n'avons aucun moyen pour cela. Quoi que nous fassions pour la voir ou ne la point voir, tout est inutile. Il suffit même que nous voulions regarder quelque chose en particulier, pour voir disparaître Jésus-Christ.
Ce divin Maître a daigné, l'espace de deux ans et demi, me favoriser très ordinairement de cette vision; depuis plus de trois ans elle est moins continuelle, mais il m'accorde une autre grâce plus élevée que je rapporterai peut-être dans la suite. Pendant qu'il me parlait, je contemplais cette beauté souveraine; les paroles que proférait cette bouche, si belle et si divine, avaient une douceur infinie, mais quelquefois aussi de la rigueur. J'aurais eu le plus ardent désir de remarquer la couleur et la grandeur de ses yeux pour pouvoir en parler; jamais je n'ai mérité une telle grâce; tous mes efforts n'ont servi qu'à faire entièrement disparaître la vision. Assez souvent, il est vrai, je m'aperçois qu'il me regarde avec tendresse; mais ce regard a tant de force, que mon âme ne peut le soutenir; elle entre dans un ravissement très élevé, qui, pour la faire jouir plus entièrement de l'objet de son amour, lui enlève la vue de sa beauté divine.
Ainsi, il est manifeste que ces visions ne dépendent en rien de notre volonté; le Seigneur veut que notre unique partage soit la confusion, l'humilité, la simplicité à recevoir ce qui nous est donné, et l'action de grâces envers l'auteur de ce don. Il en est ainsi dans toutes les visions indistinctement: nous ne pouvons voir ni plus ni moins que ce qu'il plait à Notre Seigneur de nous découvrir; tous nos efforts, toutes nos industries, sont absolument inutiles. Le divin Maître veut nous montrer clairement que ce n'est pas là notre ouvrage, mais le sien. La manière dont il agit, loin de nous donner de l'orgueil, doit nous pénétrer d'un sentiment d'humilité et de crainte. Car le Seigneur, qui nous empêche de voir ce que nous désirons voir, peut également nous retirer ces hautes faveurs, sa grâce même, et nous abandonner à toute notre misère. Enfin, il veut que la crainte nous accompagne toujours, tant que nous vivons dans cet exil.
Le Sauveur se présentait presque toujours à moi tel qu'il était après sa résurrection [6].
Dans la sainte hostie, c'était de la même manière.
Quelquefois, pour m'encourager quand j'étais dans la tribulation, il me montrait ses plaies;
il m'est aussi apparu en croix; je l'ai vu au jardin; rarement couronné d'épines;
enfin je l'ai vu portant sa croix.
S'il m'apparaissait ainsi, c'était, je le répète, à cause des besoins de mon âme,
ou pour la consolation de quelques autres personnes; mais toujours son corps était glorifié.
Que de hontes, d'angoisses, de persécutions et d'alarmes ne m'a pas coûtées l'aveu de ces visions!
On était si persuadé que j'étais possédée du démon,
que quelques personnes voulaient m'exorciser.
Cela ne me causait guère de peine; mais j'en éprouvais une bien sensible quand je voyais que les confesseurs appréhendaient de me confesser, ou quand j'apprenais les rapports qu'on allait leur faire. Je ne pouvais néanmoins concevoir aucun regret d'avoir été favorisée de ces célestes visions; je n'aurais pas voulu en échanger une seule contre tous les biens et tous les plaisirs du monde. Elles étaient constamment à mes yeux un trésor inestimable, une grâce insigne de Notre Seigneur; et le divin Maitre lui-même m'en donnait souvent l'assurance. Je sentais croître l'ardent amour qu'il avait allumé dans mon âme: j'allais me plaindre à lui des peines qu'on me causait, et je sortais toujours de l'oraison consolée et avec de nouvelles forces. Je n'osais cependant contredire ceux qui m'étaient contraires; ils eussent trouvé en cela un défaut d'humilité, et ils m'auraient jugée plus défavorablement encore. Je me contentais d'en parler à mon confesseur, et il me consolait toujours beaucoup quand il me trouvait ainsi dans la peine.
Ces visions étant devenues beaucoup plus fréquentes, un de ceux qui, auparavant, avaient pris soin de mon âme, et à qui je me confessais quelquefois lorsque le père ministre [7] ne pouvait m'entendre,
me dit qu'il était clair qu'elles venaient du démon.
Il me commanda, puisque je ne pouvais empêcher cet esprit de ténèbres de m'apparaître, de faire le signe de la croix toutes les fois qu'il se montrerait, et de le repousser avec un geste de mépris, car je devais tenir pour certain que c'était lui; étant accueilli de la sorte, il cesserait de venir; au reste, je n'avais rien à craindre, Dieu me garderait, et ne tarderait pas à mettre un terme à l'épreuve.
Ce commandement me causa une peine extrême. Persuadée que ces visions venaient de Dieu, et ne pouvant, comme je l'ai dit, désirer ne point les avoir, j'éprouvais une terrible répugnance à obéir. Je ne laissais pas néanmoins de faire ce qui m'était commandé. Je suppliais Dieu avec les plus vives instances de ne pas permettre que je fusse trompée; C'était là ma prière continuelle, et je la lui adressais en répandant beaucoup de larmes.
Je me recommandais aussi à saint Pierre et à saint Paul. Car le divin Maître, m'étant apparu pour la première fois le jour de leur fête, m'avait dit qu'ils me préserveraient, de toute illusion.
Aussi, je les voyais souvent à mon côté gauche, d'une manière très distincte, non par une vision imaginaire, mais par une vision intellectuelle. Je regardais ces glorieux saints comme mes bien-aimés protecteurs.
J'éprouvais une indicible peine à faire ce geste de mépris à chaque apparition de Notre Seigneur, car, lorsqu'il était présent, on m'aurait plutôt mise en pièces que de me forcer à croire que c'était le démon.
Ainsi l'on m'avait imposé un genre de pénitence bien cruel. Pour ne point faire tant de signes de croix, j'en avais presque toujours une à la main; mais j'étais moins fidèle à donner ces signes de mépris, parce qu'il m'en coûtait trop.
Je me souvenais des outrages que les Juifs avaient faits à cet adorable Sauveur, et je le suppliais instamment de me pardonner ceux qu'il recevait de moi, puisque ce n'était que pour obéir aux personnes qu'il avait établies dans son Église pour le représenter et tenir sa place. Il me disait alors que je ne devais pas me mettre en peine, que je faisais bien d'obéir, et qu'il manifesterait la vérité.
Mais lorsque ceux qui me croyaient trompée me défendirent l'oraison, il me parut en être irrité; il me commanda de leur dire que c'était là de la tyrannie, et il me donna diverses raisons pour me montrer que ces visions ne venaient point de l'ennemi: j'en rapporterai quelques-unes dans la suite.
Un jour que je tenais à la main la croix de mon rosaire, Notre Seigneur me la prit: quand il me la rendit, elle était formée de quatre grandes pierres, incomparablement plus précieuses que des diamants. En effet, il n'y a aucune proportion entre des pierres précieuses et ce qui est surnaturel: aussi, tous les diamants paraîtraient faux et sans lustre auprès des pierres de cette croix. Les cinq plaies de Notre Seigneur s'y trouvaient admirablement gravées. Ce divin Maître me dit que je la verrais ainsi désormais. Sa promesse s'est fidèlement accomplie: à partir de ce jour, je n'ai plus discerné dans cette croix le bois dont elle était faite; les pierres qui la composent frappent seules ma vue; mais nul autre que moi ne jouit de cette faveur.
A peine, pour obéir, avais-je commencé à résister à ces visions, que le divin Maître multiplia ses grâces. Malgré tous mes efforts pour me distraire, mon oraison était si continuelle que le sommeil même semblait ne pas en interrompre le cours, et mon amour allait toujours croissant.
J'adressais des plaintes à Notre Seigneur, lui disant que je ne pouvais plus supporter cet état violent.
J'avais beau vouloir ne point penser à lui, mes désirs et mes efforts étaient impuissants.
J'essayais néanmoins d'obéir; mais que pouvais-je? Rien, ou presque rien. Malgré cela, Notre Seigneur ne m'affranchit jamais d'un tel commandement; mais tout en me disant de m'y conformer, il m'instruisait, comme il le fait encore, de ce que j'avais à dire à ceux qui me l'imposaient, et me rassurait par des raisons si décisives, qu'elles dissipaient toutes mes craintes.
Tandis que j'étais dans cet état, voici une vision dont le Seigneur daigna me favoriser à diverses reprises. J'apercevais près de moi, du côté gauche, un ange sous une forme corporelle. Il est extrêmement rare que je les voie ainsi. Quoique j'aie très souvent le bonheur de jouir de la présence des anges, je ne les vois que par une vision intellectuelle, semblable à celle dont j'ai parlé précédemment (cf. chap.27). Dans celle-ci, le Seigneur voulut que l'ange se montrât sous cette forme:
il n'était point grand, mais petit et très beau; à son visage enflammé, on reconnaissait un de ces esprits d'une très haute hiérarchie, qui semblent n'être que flamme et amour. Il était apparemment de ceux qu'on nomme chérubins;
car ils ne me disent pas leurs noms.
Mais je vois bien que dans le ciel il y a une si grande différence de certains anges à d'autres, et de ceux-ci à d'autres, que je ne saurais le dire. Je voyais dans les mains de cet ange un long dard qui était d'or, et dont la pointe en fer avait à l'extrémité un peu de feu. De temps en temps il le plongeait, me semblait-il, au travers de mon cœur, et l'enfonçait jusqu'aux entrailles; en le retirant, il paraissait me les emporter avec ce dard, et me laissait tout, embrasée d'amour de Dieu.
La douleur de cette blessure était si vive, qu'elle m'arrachait ces gémissements dont je parlais tout à l'heure: mais si excessive était la suavité que me causait cette extrême douleur, que je ne pouvais ni en désirer la fin, ni trouver de bonheur hors de Dieu. Ce n'est pas une souffrance corporelle, mais toute spirituelle, quoique le corps ne laisse pas d'y participer un peu, et même à un haut degré. Il existe alors entre l'âme et Dieu un commerce d'amour ineffablement suave. Je supplie ce Dieu de bonté de le faire goûter à quiconque refuserait de croire à la vérité de mes paroles. Les jours où je me trouvais dans cet état, j'étais comme hors de moi; j'aurais voulu ne rien voir, ne point parler, mais m'absorber délicieusement dans ma peine, que je considérais comme une gloire bien supérieure à toutes les gloires créées [8].
Telle était la faveur que le divin Maître m'accordait de temps en temps, lorsqu'il lui plut de m'envoyer ces grands ravissements, contre lesquels, même en présence d'autres personnes, toutes mes résistances étaient vaines; ainsi j'eus le regret de les voir bientôt connus du public. Depuis que j'ai ces ravissements, je sens moins cette peine qu'une autre dont j'ai parlé précédemment, je ne me souviens plus en quel chapitre (cf. chap.20). Cette dernière est différente sous plusieurs rapports et d'une plus haute excellence. Quant à celle dont je parle maintenant, elle dure peu: à peine commence-t-elle à se faire sentir que Notre Seigneur s'empare de mon âme et la met en extase; elle entre si promptement dans la jouissance, qu'elle n'a pas le temps de souffrir beaucoup. Béni soit à jamais Celui qui comble de ses grâces une âme qui répond si mal à de si grands bienfaits!
Suite !!
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