http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Grandes_%C3%89pid%C3%A9mies
Que sont vingt batailles, que sont vingt ans de la guerre la plus acharnée, à côté des ravages que causent ces immenses fléaux ? Le choléra a fait périr en peu d’années autant d’hommes que toutes les guerres de la révolution ; on compte que la peste noire du XIVe siècle enleva à l’Europe seule vingt-cinq millions d’individus ; la maladie qui dévasta le monde, sous le règne de Justinien, fut encore plus meurtrière. En outre, nulle guerre n’a l’universalité d’une épidémie. Que comparer, pour prendre un exemple bien connu de nous, au choléra qui, né dans l’Inde, a passé à l’est jusqu’en Chine, s’est porté à l’ouest jusqu’en Europe, l’a parcourue dans presque toutes ses parties, et est allé jusqu’en Amérique ?
La première grande maladie dont l’histoire fasse mention, est celle que l’on connaît sous le nom de peste d’Athènes, et dont Thucydide a donné une description célèbre. On se trompe grandement, lorsque l’on pense que la maladie fut bornée à la capitale même de l’Attique, et causée par l’encombrement des habitans qui s’y étaient réfugiés pendant l’invasion de l’armée lacédémonienne. Ce fléau venait de l’Orient. Thucydide dit qu’il était parti de l’Ethiopie et qu’il avait parcouru l’Égypte et la Perse ; les lettres d’Hippocrate, bien que supposées, attestent néanmoins les ravages qu’il exerça dans l’empire du grand-roi.. Il s’étendit dans le reste de la Grèce, et les historiens en signalent l’apparition dans des troupes occupées à faire le siège de quelques villes de la Thrace. S’il est impossible de le suivre en Italie ou dans les Gaules ; c’est que, à une époque aussi reculée que l’est celle de la guerre du Péloponèse, les écrivains manquent partout ailleurs que dans la Grèce. On n’avait pas conservé le souvenir d’une pareille destruction d’hommes ; les médecins ne suffisaient pas à soigner les malades, et d’ailleurs, ils furent surtout atteints par l’épidémie. Le mal se déclara d’abord dans le Pirée, et les habitans commencèrent par dire que les Péloponésiens avaient empoisonné les fontaines ; c’est ainsi que les Parisiens dirent, en 1832, que des misérables empoisonnaient la viande chez les bouchers et l’eau dans les fontaines. Puis l’épidémie gagna la ville avec un redoublement de fureur. L’invasion était subite ; d’abord la tête était prise d’une chaleur ardente, les yeux rougissaient et s’enflammaient, la langue et la gorge devenaient sanglantes ; il survenait des éternuemens et de l’enrouement ; bientôt après l’affection gagnait la poitrine et produisait une toux violente ; puis, lorsqu’elle était fixée sur l’estomac, il en résultait des vomissemens, avec des angoisses extrêmes, des hoquets fréquens et de violens spasmes ; la peau n’était, au toucher, ni très chaude, ni jaune ; elle était légèrement rouge, livide et couverte de petits boutons vésiculeux et d’ulcérations. Mais la chaleur, interne était si grande, que les malades ne pouvaient supporter aucun vêtement ; ils voulaient rester nus, et plusieurs, tourmentés par une soif inextinguible, allaient, se précipiter dans des puits. La mort survenait vers le septième ou le neuvième jour ; plusieurs perdaient les mains ou les pieds par la gangrène ; d’autres, les yeux ; quelques autres éprouvaient une abolition complète de mémoire, et ne se connaissaient plus ni eux ni leurs proches.
Dans ce tableau, et quand on en examine, attentivement les détails et l’ensemble, il est impossible de retrouver aucune des maladies qui nous affligent maintenant. La peste d’Athènes est une des affections aujourd’hui éteintes..
C’est donc tout-à-fait à tort qu’on rapporte ordinairement l’invasion de la petite vérole à l’irruption des Arabes dans l’Occident. Cette maladie s’établit dans nos contrées vers la fin du VIe siècle de l’ère chrétienne ; elle est à peu près contemporaine de la peste d’Orient.
Mais cette grande fièvre épidémique ne se montra pas une première fois, pour ne plus jamais reparaître ; on la retrouve dans les siècles postérieurs avec les mêmes caractères d’universalité et de gravité, qui avaient épouvanté la Grèce. Le règne de Marc-Aurèle, entre autres fut signalé par un des retours de cette meurtrière maladie. Cette fois les relations historiques en indiquent le développement sur presque tous les points de l’empire romain. L’Orient encore fut le point de départ. C’est au siège de Séleucie qu’elle commença à infecter l’armée romaine ; partout où se porta le cortége de Lucius Verus, frère de l’empereur Marc-Aurèle, elle se déclara avec une nouvelle violence, et quand les deux frères entrèrent en triomphateurs dans la ville de Rome, le mal s’y développa avec une telle intensité, qu’il fallut renoncer aux enterremens habituels, et emporter les corps par charretées. En peu de temps la fièvre épidémique était arrivée des bords du Tigre jusqu’aux Alpes, et de là, franchissant ces montagnes, elle pénétra dans les Gaules et même au-delà du Rhin. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans une explication purement médicale des symptômes que présentait la peste d’Athènes, reproduite si souvent dans les siècles qui suivirent ; je me contenterai de faire observer que cette fièvre était une fièvre éruptive, c’est-à-dire qu’elle se manifestait au dehors, comme la variole ou la rougeole, par une éruption caractéristique.
On trouve, dans les anciens auteurs, la description d’une maladie particulière, qu’ils désignent sous le nom de maladie cardiaque (morbus cardiacus) . On la nommait aussi diaphorèse, à cause de l’excessive sueur qui l’accompagnait. Les écrits d’Hippocrate n’en présentent aucune trace. Après Galien, le souvenir s’en efface de plus en plus, de sorte que cette maladie a dû naître sous les successeurs d’Alexandre, et cesser vers le second siècle de l’ère chrétienne.
Au moment où ce typhus qui avait désolé l’antiquité quittait les hommes par une cause ignorée, un nouveau fléau vint le remplacer : la peste d’Orient, celle qui règne encore de nos jours en Égypte, et qui est caractérisée par l’éruption de bubons, a été ignorée des anciens peuples. Les historiens ni les médecins n’en font aucune mention, et c’est sous le règne de Justinien que ce nouveau mal se développa pour la première fois. Rien ne fut plus épouvantable que les ravages qu’il causa dans le monde.
Comme toujours, il vint d’Orient et se répandit vers l’Occident avec une extrême rapidité ; partout il dépeupla les villes et les campagnes, et certains historiens ont estimé à cent millions le nombre des hommes qu’il enleva. Cette maladie était signalée par des bubons pestilentiels, tels que ceux qu’on observe en Orient ; et depuis le temps de Justinien, la peste n’a cessé de se montrer d’intervalles en intervalles dans différens pays. Durant une certaine époque, elle fut aussi commune en Europe, qu’elle l’est aujourd’hui en Égypte. Paris ou Londres en étaient alors aussi souvent ravagés que l’est aujourd’hui Constantinople ou le Caire ; mais depuis assez long-temps elle a cessé de se montrer parmi nous. La peste de Marseille est le dernier exemple pour la France. Moscou et une grande partie de la Russie en ont horriblement souffert vers le milieu du siècle dernier, et aujourd’hui l’Autriche défend contre elle les villages croates qui sont limitrophes de l’empire ottoman.
Le moyen-âge fut plus qu’aucune autre époque en proie à des calamités de ce genre. Certaines maladies, déjà connues de l’antiquité, prirent un effroyable développement. Tel fut l’éléphantiasis, connu vulgairement sous le nom de lèpre, et qui fit, pendant plusieurs siècles, le désespoir de nos populations occidentales. Sans entrer dans le détail de toutes les souffrances corporelles de nos aïeux, je vais en rappeler quelques-unes aux souvenirs du lecteur.
Le mal des ardens se présente d’abord avec des caractères effrayans et qui ne sont pas en contraste avec la sombre et rude époque où il se développa. Le plus ancien monument qui en fasse mention, est la chronique de Frodoart pour l’année 945.
Comme tous les remèdes ne servaient de rien, on eut recours à la Vierge, dans l’église Notre-Dame, qui, dans cette occasion, servit long-temps d’hôpital. »
C’est à la même époque que Félibien rapporte une ancienne charte de l’église de Notre-Dame de Paris, par laquelle on établit qu’on allumerait six lampes toutes les nuits devant l’autel de la Vierge, en mémoire de cet évènement.
Rodolphe dit (dans son livre des Incendies) qu’en 993 il régnait une mortalité parmi les hommes. C’était, dit-il, un feu caché, qui, dès qu’il avait atteint quelque membre, le détachait du corps après l’avoir brûlé. Plusieurs, éprouvèrent l’effet de ce feu dans l’espace d’une nuit.
Depuis la fin du XIe siècle, c’est-à-dire depuis 1090 jusqu’au commencement du XIIe, on observa en France les plus fortes attaques de cette maladie.
La France se dépeuplait sensiblement ; les champs, l’agriculture, étaient abandonnés. Presque toute la France, le Dauphiné principalement, se ressentit de la maladie dont on parle : c’est ce qui détermina le pape Urbain II à fonder l’ordre religieux de Saint-Antoine, dans la vue de secourir ceux qui en étaient atteints, et à choisir Vienne en Dauphiné pour le chef-lieu de cet ordre. Cette fondation eut lieu l’an 1093. Vingt-cinq ans avant, le corps du saint de ce nom avait été transporté de Constantinople en Dauphiné, par Josselin, seigneur de La Mothe-Saint-Didier.
On croyait généralement, dans le XIe et le XIIe siècle, que les malades qu’on conduisait à l’abbaye Saint-Antoine, où reposent les cendres de ce saint, étaient guéris dans l’espace de sept ou neuf jours. Ce bruit, généralement répandu en Europe, attirait à Vienne un grand nombre de malades, dont la plupart y laissaient quelque membre. On trouve dans l’histoire des ordres monastiques qu’en 1702 on voyait encore dans cette abbaye des membres desséchés et noirs, qu’on conservait depuis ce temps.
L’auteur de la vie d’Hugues, évêque de Lincoln, dit qu’il vit de son temps, au Mont Saint-Antoine, en Dauphiné, plusieurs personnes de l’un et de l’autre sexe, des jeunes et des vieux, guéris du feu sacré, et qui paraissaient jouir de la meilleure santé, quoique leurs chairs eussent été, en partie, brûlées et leurs os consumés ; qu’il accourait de toutes parts en cet endroit des malades de cette espèce, qui se trouvaient tous guéris dans l’espace de sept jours ; que, si au bout de ce temps ils ne l’étaient pas, ils mouraient ; que la peau, la chair et les os des membres qui avaient été atteints de ce mal ne se rétablissaient jamais, mais que les parties qui en avaient été épargnées restaient parfaitement saines, avec des cicatrices si bien consolidées, qu’on voyait des gens de tout âge et de tout sexe, les uns privés de l’avant-bras jusqu’au coude, d’autres de tout le bras jusqu’à l’épaule, enfin d’autres privés d’une jambe ou de la jambe et de la cuisse jusqu’à l’aine, jouir de la santé et de la gaieté de ceux qui se portent le mieux.
Une épidémie dont l’universalité et les caractères rappelèrent celle qui avait ravagé le monde sous Justinien, épouvanta le XIVe siècle et laissa un long souvenir parmi les hommes. Cette maladie fut une véritable peste, dans le sens médical du mot, c’est-à-dire une affection signalée par des tumeurs gangréneuses dans les aisselles et dans les aines. On lui donna dans le temps le nom de peste noire, parce qu’elle couvrait le corps de taches livides ; en Italie celui de mortalité grande (mortalega grande) à cause des ravages inouïs qu’elle exerça partout où elle se montra. L’historien impérial Cautacuzéne, dont le fils Andronique succomba à cette maladie, décrit littéralement ces tumeurs propres à la peste ; il en signale de plus petites qui apparaissaient sur les bras, le visage et d’autres parties. Chez plusieurs, il se développait, sur tout le corps, des taches noires qui restaient isolées ou qui se réunissaient et devenaient confluentes. Ces accidens ne se trouvaient pas rassemblés sur tous ; chez quelques-uns, un seul suffisait pour produire la mort ; quelques-uns, atteints de tous ces symptômes, guérissaient contre tout espoir. Les accidens cérébraux étaient fréquens ; plusieurs malades tombaient dans la stupeur et un sommeil profond ; ils perdaient aussi la parole ; d’autres étaient en proie à l’insomnie et à une extrême anxiété. La langue et la gorge devenaient noires et comme teintes de sang ; aucune boisson n’étanchait la soif, et les souffrances duraient ainsi sans adoucissement jusqu’à la mort, que plusieurs hâtaient dans leur désespoir. La contagion était manifeste ; car ceux qui soignaient leurs parens et leurs amis tombaient malades ; et plusieurs maisons dans la capitale de l’empire grec, perdirent tous leurs habitans jusqu’au dernier.
Jusque-là, nous ne voyons que les accidens de la peste ordinaire, mais dans cette peste du XIVe siècle, il se joignit un symptôme particulier ; ce fut l’inflammation gangréneuse des organes de la respiration ; une violente douleur saisissait les malades dans la poitrine ; ils crachaient du sang, et leur haleine répandait une odeur empestée.
Quelque inconnue que soit la cause qui produise dans les organisations humaines des désordres aussi multipliés et aussi profonds, ils ont quelque chose de matériel et de physique qui prouve que le corps est particulièrement attaqué par le mal. Mais il est aussi des affections moins grossières, si je puis m’exprimer ainsi, dont l’action se porte sur l’intelligence et engendre épidémiquement les altérations mentales les plus singulières. Le moyen-âge a été remarquable par plusieurs affections de ce genre ; les unes propagées surtout par l’imitation, les autres développées sous l’influence des idées qui prédominaient parmi les hommes. J’emprunte à M. Hecker les détails sur la maladie qu’il a appelée la chorée ou danse de saint Guy épidémique, et qui était caractérisée par un besoin irrésistible de se livrer à des sauts et à des mouvemens désordonnés.
Voici ce qu’était la danse de saint Guy : des bandes d’hommes et de femmes, réunis par un égarement commun, se répandaient dans les rues et les églises, où ils donnaient un spectacle singulier. Ils formaient des cercles en se tenant par la main ; et en apparence hors d’eux-mêmes, ils dansaient avec fureur, sans honte, devant les assistans, jusqu’à ce qu’ils tombassent épuisés. Alors ils se plaignaient d’une grande angoisse, et ne cessaient de gémir que lorsqu’on leur serrait fortement le ventre avec des linges ; ils revenaient à eux et restaient tranquilles jusqu’à un nouvel accès. Cette constriction de l’abdomen avait pour but de prévenir le gonflement, qui se développait après ces terribles convulsions ; on obtenait aussi parfois le même résultat à l’aide de coups de pied et coups de poing. Pendant la danse convulsive, ils ne voyaient pas, n’entendaient pas ; les uns avaient des apparitions de démons, les autres apercevaient des anges et l’empyrée ; quand la maladie était complètement développée, elle commençait souvent par des convulsions épileptiques ; les malades tombaient sans connaissance et écumans, puis ils se relevaient et commençaient leur danse forcenée. La couleur rouge avait la propriété de les irriter et d’augmenter la violence de leurs accès. Il en était de même des sons d’une musique bruyante, avec laquelle on les accompagnait dans plusieurs villes, et qui paraît avoir plusieurs fois provoqué l’explosion de la maladie chez des spectateurs. Un moyen qu’on employait souvent pour abréger leur accès, était de placer devant eux des bancs et des sièges, qui les obligeaient à faire des bonds prodigieux, et ils tombaient promptement épuisés de fatigue.
Cette maladie singulière a fait son apparition en Allemagne vers 1374, lorsqu’à peine avaient cessé les dernières atteintes de la peste noire ; et il ne faut pas croire qu’elle n’attaquât que quelques individus. Elle frappait du même vertige des masses considérables, et il se formait des bandes de plusieurs centaines, quelquefois de plusieurs milliers de convulsionnaires qui allaient de ville en ville, étalant le spectacle de leur danse désordonnée. Leur apparition répandait le mal, qui se propageait ainsi de proche en proche.