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Les stigmates, les signes de l'union physique ultime avec le Christ souffrant, sont considérés avec beaucoup de scepticisme par Nider, comme le montre l'histoire de la recluse contrariée de Radolfzell. La recluse fait une annonce publique de la venue d'un événement mystique, et se met en transe dans l'attente de sa venue – sous l'œil inquisiteur des témoins assemblés. Elle défie le destin et prend le risque d'encourir un ridicule public, tant elle s'efforce de faire reconnaître son statut surnaturel au sein d'une communauté sceptique. Le risque qu'elle prend a de nombreux points communs avec la disparition physique pendant plusieurs jours de Madeleine de Fribourg pendant son « extase », et son invitation adressée à des spectateurs pour qu'ils assistent à sa propre mort qu'elle-même avait annoncée. Nous assistons au même type de motivation dans le cas de la vetula qui s'enduisait le corps avec de l'onguent de sorcière devant les yeux incrédules des dominicains, pour donner du crédit à son témoignage concernant ses vols nocturnes avec Diane. Plus les gens doutaient des choses spirituelles, plus le public religieux du xve siècle demandait des preuves visibles et publiquement vérifiables des miracles et du surnaturel, et plus les visionnaires essayaient, dans une certaine mesure, de satisfaire cette nouvelle demande. C'est pourquoi les stigmates, les signes visibles et extérieurs de l'union physique avec le Christ souffrant, en vinrent à être considérés comme les signes ultimes de l'union mystique.
Et Nider n'est pas le seul à penser ainsi : ses réflexions s'insèrent dans la discussion contemporaine sur le discernement des esprits (discretio spirituum)53, à partir de Henri de Friemar54, Henri de Langenstein55, Jean Gerson56, jusqu'aux confrères observants de Johannes Nider : Johannes de Mulberg (qui était le frère d'Adelaïde de Mulberg, la sainte femme de Bâle que Nider mentionne57), et Eberhard Mardach58. Dans le contexte aussi de la « naissance du soupçon » concernant l'authenticité des phénomènes du mysticisme féminin59, les frontières entre les apparitions divines et diaboliques devenaient de plus en plus incertaines au point de disparaître complètement dans des cas célèbres comme celui de Jeanne d'Arc, vivement discuté lors du concile de Bâle, et décrit par Nider dans le livre V de son ouvrage. Dans ce texte, il raconte qu'elle « déclara qu'elle avait avec elle un ange de Dieu qui, au jugement des plus savants, fut estimé être un esprit malin d'après nombre de conjectures et preuves. Cet esprit fit d'elle une sorte de magicienne et ils permirent qu'elle fût livrée au feu par la justice publique... »60
Cette facilité pour passer de la sainte à la sorcière et vice versa, illustrée par Nider, nous conduit au problème central de notre réflexion : quels sont les rapports entre d'une part l'ambiguïté envers le mysticisme et le prophétisme féminins, et d'autre part les premières persécutions contre les sorcières, qui survinrent précisément au moment du concile de Bâle, dans les vallées suisses et alpines, au cours du premier quart du xve siècle ? Avant de se prononcer sur ce point, il nous faut tout d'abord rappeler le statut du sabbat des sorcières au xve siècle, puis y chercher les liens avec les phénomènes liés à la transe et au chamanisme.
Il existe un consensus dans la recherche historique selon lequel les accusations pour maleficium éparpillées durant le Moyen Âge se sont transformées en accusations de sorcellerie massives et épidémiques à partir du moment où, dans le premier quart du xve siècle, les notions de la sorcellerie traditionnelle s'amalgamèrent avec la mythologie plus récemment inventée du sabbat diabolique des sorcières61. Joseph Hansen a donné la définition suivante de cette nouvelle forme de sorcellerie : « ce sont principalement des femmes, qui passent un pacte avec le démon pour détruire l'humanité avec son aide, elles s'organisent en sectes hérétiques, participent régulièrement au sabbat des sorcières présidé par le démon pendant la nuit, elles se rendent aux réunions en volant dans les airs grâce à l'aide du démon, et elles commettent des actes sexuels infâmes avec lui »62. Depuis que la recherche historique reconnaît l'importance de cette mutation du début du xve siècle, il y a des débats constants sur l'importance relative des facteurs divers qui ont contribué à ce changement.
En effet, les scènes d'orgies extatiques et de fêtes de la secte hérétique libertine où l'on déflore une virgo de soixante-six ans – que Nider ne rattache certes pas à la secte des sorcières décrite dans un autre chapitre de son livre – fournissent cependant autant d'aperçus intéressants concernant la création de la nouvelle image du sabbat des sorcières, à l'instar des récits du juge Pierre, ou de l'inquisiteur dominicain d'Autun68. Néanmoins, il est difficile de comprendre pourquoi Nider, qui fournit un récit prolixe sur les Hussites69, les Adamites et les frères du Libre Esprit, ne consacre pas une seule ligne aux Vaudois, mise à part une référence sans consistance70. Cela est d'autant plus curieux qu'à Fribourg, en 1430, au moment même où Nider suivait avec beaucoup d'attention les extases spectaculaires de Madeleine Beutlerin, se déroulaient des procès contre les Vaudois, sous l'égide de l'inquisiteur Ulric de Torrenté, qui devint ensuite célèbre pour ses persécutions implacables de sorcières aux alentours de 1438 dans la région de Vevey et de Neuchâtel71.
Dans la même veine, nous trouvons Hans Fründ – et les procès des sorcières qu'il décrit – qui relie la notion de loups-garous à celle de sorcières, et accuse les sorcières de se transformer en loups et de piller les troupeaux de moutons et de chèvres86.
Hans Fründ. Il explique comment les sorcières utilisent « des matières viles » (bos materye) pour remplacer le vin volé dans les caves et donne un récit détaillé de ce qui incite les gens à la sorcellerie. Le malin leur promet la richesse, ainsi que la puissance et la possibilité de se venger de ceux qui leur ont fait du tort : « il convainc ces mêmes personnes en s'appuyant sur l'orgueil, l'avarice, la jalousie, la haine et l'hostilité qu'un homme peut ressentir à l'encontre de son prochain »92. Les documents des procès du Dauphiné évoquent nombre de ces accusations : ainsi celle d'empoisonner le puits d'un voisin93
Je me suis apparemment éloigné de mon sujet, qui est de savoir comment Johannes Nider considérait l'état de transe dans le Formicarius, et quel effet ses explications eurent sur la pratique de la chasse aux sorcières qui s'en suivit. Mais j'ai délibérément choisi de faire ces digressions : ce sont les théories sociologiques et anthropologiques de la sorcellerie qui nous montreront les corrélations entre ce que dit Nider des visionnaires de la fin du Moyen Âge, l'état de transe et les sorcières.
38Si nous nous rappelons ce que nous avons dit plus haut au sujet de l'analogie entre les fonctions religieuses des saints extatiques du haut Moyen Âge et les fonctions communautaires des chamanes devins et guérisseurs comme d'autres artisans de la « magie blanche », nous verrons comment l'interprétation médiévale de la sorcière en tant qu'associée du diable trouve sa place dans ce tableau. Le rôle négatif révoltant donné à la sorcière joue une rôle non négligeable dans la réévaluation religieuse et culturelle qui donna aux « saintes vivantes » leur prestige grandissant : tout cela faisait partie de la croyance de plus en plus grande dans l'existence de médiateurs humains, personnifiant des pouvoirs surnaturels. Il s'agit donc d'une corrélation typologique qui eut des conséquences étendues.
Cela eut un impact d'une part sur les mythologies qui entourèrent de plus en plus les saintes visionnaires, et d'autre part, les sorcières adoratrices du démon. Des analogies étonnantes, qui allaient dans les deux sens, se développèrent en effet entre ces deux catégories au cours du xve et xvie siècles. Il y eut un effet de miroir entre les deux pôles du panthéon surnaturel, du fait qu'ils étaient, d'une certaine manière, les deux côtés d'une même pièce. Mais l'effet de miroir fonctionnait aussi à cause de leur ambivalence qui bientôt brouilla la distinction entre les deux, comme le montrent de récentes recherches. La projection de la vision angélique sur la vision diabolique, et vice-versa, et l'enrichissement des deux motifs qui en découla, commencent seulement à être étudiés96
Le Formicarius de Nider nous permet de penser que l'une des sources des analogies pourrait tenir sans doute dans le fait que les gens qui avaient affaire aux visions des saints, à leurs miracles et à leurs révélations étaient les mêmes qui s'occupaient de la mythologie du sabbat des sorcières. Au xve siècle, l'hagiographie et la démonologie croissaient sur le même arbre. Les théologiens du Moyen Âge tardif nous font clairement voir que leurs intérêts se rapportaient à ces deux pôles : outre Nider, on peut mentionner son important précurseur, Jean Gerson, qui, à côté de ses travaux se rapportant à la théologie mystique et de ses diatribes à l'encontre des femmes visionnaires, consacra plusieurs traités au problème de la superstition et de la sorcellerie (De diversis diaboli tentationibus, Contra superstiosam diem observationem, Contra errores magicae)97
Tandis qu'à l'époque médiévale, la sainte a été l'actrice principale de la scène religieuse de l'Europe, les ambiguïtés de la première moitié du xve siècle conduisirent une partie de la Chrétienté à répudier complètement ce culte à l'époque moderne. D'autre part, les sorcières gagnèrent en importance jusqu'au xviie siècle ; la sorcière fut, sans doute, la « star » du panthéon surnaturel de l'Europe au début de l'époque moderne. Rappelons ce qui a été dit au sujet des similarités fonctionnelles et des différences entre le culte des saints et la chasse aux sorcières en tant qu'ils étaient des réponses au malheur et des moyens pour prévenir le malheur. Nous pourrions dire que, tandis que durant le Moyen Âge la croyance dans la capacité du saint à protéger la communauté contre le malheur semblait la solution la plus attirante (en témoigne la multiplication des cultes locaux et des « saintes vivantes »), les Européens du début de l'Époque moderne préférent essayer de dénicher en leur sein ceux qui, pour leur gain personnel et avec l'aide du diable, leur font du mal, et essaient de rétablir l'équilibre en faisant brûler le bouc émissaire.
Nous sommes ici face à deux systèmes très différents mais en aucune façon exclusifs l'un de l'autre. On sait que les procès de sorcières n'étaient pas inconnus au Moyen Âge98, et plus d'un saint avait la réputation d'avoir protégé les croyants de sorts jetés par des magiciens et des sorcières99. On sait aussi que le culte des saints se poursuivit jusqu'à l'Époque moderne et devint plus vigoureux et que, dans les pays catholiques, les gens continuèrent à se tourner vers les saints et leurs reliques pour contrer l'œuvre des sorcières100. L'époque était très conflictuelle quand, à la fin du Moyen Âge, au moment où la croyance en la sorcellerie était en progression, une « sainte vivante » fut appelée pour s'occuper du nouveau type de sorcière. Dans le procès de canonisation de sainte Brigitte de Suède, on peut lire que ses prières libérèrent un prêtre au bord de la folie d'un charme d'amour – et de la sorcière elle-même qui se suicida101
Le Formicarius oscille de manière incertaine sur les bords de cette mutation. Bien qu'il soit sceptique vis-à-vis des « visions fausses, simulées », Nider fait rarement mention de leurs origines démoniaques et se tourne avec vénération vers les « vraies » visions et les « vraies saintes vivantes ». Il se moque de ses contemporains qui croient aux vols des sorcières, mais croit qu'elles tuent les enfants. Il n'écarte pas la possibilité que le Bénédictin de Vienne qui avait pratiqué la magie noire soit pardonné comme Théophile. Et il ne fait pas le rapport entre l'extase orgiaque des sectes hérétiques et les orgies des sorcières, que ses proches successeurs feront. Au fond, Nider n'est pas capable de créer de l'ordre sur la scène religieuse chaotique et conflictuelle du Moyen Âge – mais ses efforts annoncent déjà la synthèse que constituera deux générations plus tard le Malleus Maleficarum.
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http://www.zefg.fu-berlin.de/media/pdf/querelles_jahrbuchaufsatz7.pdf?1282728811 Lien très intéressant