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Un autre effet du ravissement est un détachement étrange, que je ne saurais expliquer. Tout ce que j'en puis dire, c'est qu'il diffère en quelque manière des autres détachements, qu'il est même de beaucoup supérieur à celui qu'opèrent les grâces qui n'affectent que l'âme. Dans ce dernier cas, le détachement, quelque parfait qu'il soit, n'est qu'un détachement d'esprit; mais ici, Dieu semble vouloir que le corps lui-même en arrive de fait à ce détachement absolu. On devient ainsi plus étranger que jamais aux choses de la terre, et on trouve la vie incomparablement plus pénible.
Vient ensuite une peine qu'il n'est en notre pouvoir ni d'appeler, ni d'enlever de l'âme quand elle s'en est emparée.
Je voudrais bien faire connaître cette peine si douloureuse, Mais je crois que je n'y arriverai pas; j'en dirai néanmoins quelque chose, si je le puis. Auparavant je dois faire observer ceci: cet état est postérieur de beaucoup à toutes les visions et révélations dont je ferai le récit, postérieur aussi à cette époque où Notre Seigneur me donnait d'ordinaire dans l'oraison des faveurs et des délices si grandes. Il est vrai, il daigne encore de temps en temps me les prodiguer; mais l'état le plus ordinaire de mon âme, c'est d'éprouver cette peine dont je vais traiter. Elle est tantôt plus intense et tantôt moins; je parlerai ici de sa plus grande intensité.
Je rapporterai plus loin les transports impétueux que je ressentais lorsqu'il plut à Dieu de m'envoyer des ravissements (cf. chap. 29); mais je tiens à dire ici qu'entre la souffrance que me causaient ces transports, et la peine dont je traite maintenant, il n'y a pas, à mon avis, moins de différence qu'entre une chose très corporelle et une très spirituelle.
Je ne crois pas faire là une exagération. En effet, si l'âme souffre dans ces transports c'est en compagnie du corps, qui partage sa souffrance; d'ailleurs, elle est bien loin de se voir dans cette extrémité d'abandon où la réduit la peine dont je parle.
Ainsi que je l'ai dit, nous ne sommes pour rien dans cette peine: souvent, à l'improviste, un désir naît en l'âme, on ne sait comment, et ce désir, en un instant, la pénètre tout entière, lui causant une telle douleur qu'elle s'élève bien au-dessus d'elle-même et de tout le créé. Dieu la met dans un si profond désert, qu'elle ne pourrait, en faisant les plus grands efforts, trouver sur la terre une seule créature qui lui tînt compagnie; d'ailleurs, quand elle le pourrait elle ne le voudrait pas, elle n'aspire qu'à mourir dans cette solitude. C'est en vain qu'on lui parlerait et qu'elle se ferait la dernière violence pour répondre; rien ne peut enlever son esprit à cette solitude.
Quoique Dieu me semble alors très éloigné de l'âme, souvent néanmoins il lui découvre ses grandeurs d'une manière si extraordinaire, qu'elle dépasse toutes nos conceptions. Aussi les termes manquent pour l'exprimer, et il faut, selon moi, l'avoir éprouvé pour être capable de le concevoir et de le croire. Cette communication n'a pas pour but de consoler l'âme mais de lui montrer à combien juste titre elle s'afflige de se voir absente d'un bien qui renferme en soi tous les biens. Par cette vue, l'âme sent croître et sa soif de Dieu et la rigueur de sa solitude. Elle est en proie à une peine si délicate et si pénétrante, elle se sent dans un tel désert, qu'elle peut à la lettre dire avec David: “Je veille et je me plains comme un passereau solitaire sur le toit”. (Psaume 102, 8)
Le royal prophète dut sans doute prononcer ces paroles quand il était lui-même dans cette solitude intérieure, avec cette différence qu'à un saint, le Seigneur devait la faire ressentir d'une manière plus excessive. Ce verset se présente à ma pensée, et j'éprouve, me semble-t-il, ce qu'il exprime. Ce m'est une consolation de voir que d'autres personnes, et surtout de telles personnes, ont senti comme moi une si extrême solitude. Dans cet état, l'âme ne paraît plus être en elle-même; mais, comme le passereau sur le toit, elle habite dans la partie la plus élevée d'elle-même, dominant de cette hauteur toutes les créatures; je dirai plus encore: c'est au-dessus de la partie la plus élevée d'elle-même qu'elle a sa demeure.
D'autres fois, l'âme semble dans un tel excès d'indigence et de besoin, qu'elle se dit et se demande à elle-même: Où est ton Dieu? Je ferai remarquer ici que je ne savais pas bien en auparavant quel était le sens de ces versets en castillan; aussi, après en avoir reçu l'intelligence, j'éprouvais une grande consolation de voir que Notre Seigneur, sans aucun effort de ma part, les avait présentés à ma mémoire.
En d'autres occasions, je me souvenais de ce que disait saint Paul, « qu'il était crucifié au monde » (cf. Ga 6, 14). Je ne dis pas que cet état soit le mien, j'ai une claire vue du contraire; mais, selon moi, il se passe alors dans l'âme quelque chose de semblable. Il ne lui vient de consolation, ni du ciel où elle n'habite pas encore, ni de la terre à laquelle elle ne tient plus et d'où elle ne veut pas en recevoir; elle est comme crucifiée entre le ciel et la terre, en proie à la souffrance, sans recevoir de soulagement ni d'un côté ni de l'autre.
Du côté du ciel, il est vrai, lui vient cette admirable connaissance de Dieu dont j'ai parlé, et qui dépasse de bien loin tout ce que l'on peut souhaiter; mais cette vue accroît encore son tourment en augmentant davantage ses désirs, en sorte que l'intensité de la peine lui fait quelquefois perdre le sentiment; à la vérité, ce dernier effet dure peu. Ce sont comme les angoisses de la mort; mais il y a dans cette souffrance un si grand bonheur, que je ne sais à quoi le comparer. C'est un martyre de douleur et de délices. En vain offrirait-on à cette âme toutes les satisfactions de la terre, même celles qui jusque-là avaient pour elle le plus d'attraits, elle n'en veut pas et elle les repousse avec dédain. Elle connaît bien qu'elle ne veut que son Dieu, mais elle n'aime rien de particulier en lui; elle aime en lui tout ce qui est lui, et elle ne sait point ce qu'elle aime. Je dis qu'elle ne le sait pas, parce que l'imagination ne lui représente rien; d'ailleurs, durant une grande partie du temps qu'elle passe de la sorte,
ses puissances, à mon avis, demeurent sans action.
Elles sont ici suspendues par la peine, comme elles la sont par le plaisir
dans l'union et dans le ravissement.
O Jésus! qui pourrait faire de ceci une fidèle peinture. J'en aurais, mon père, le plus ardent désir, quand ce ne serait que pour savoir de vous la nature de cet état dans lequel mon âme se trouve toujours maintenant. Le plus souvent, l'instant où elle se voit libre d'occupations est celui où elle est saisie par ces angoisses de mort; elle les redoute pourtant quand elle les voit fondre sur elle, parce qu'elle ne doit pas en mourir. Mais une fois qu'elle est dans ce martyre, elle voudrait y passer tout ce qui lui reste de vie: il faut le dire néanmoins, il est d'une rigueur si excessive, que la nature a bien de la peine à le supporter.
J'ai été quelquefois réduite à une telle extrémité, que j'avais presque entièrement perdu le pouls.
C'est ce qu'affirment celles de mes soeurs qui m'entouraient alors, et qui ont maintenant plus de connaissance de mon état.
De plus, j'ai les bras très ouverts, et les mains si raides que parfois je ne puis les joindre.
Il m'en reste jusqu'au jour suivant, dans les artères et dans tous les membres, une douleur aussi violente que si tout mon corps eût été disloqué.
Il me vient quelquefois en pensée que si cela continue de la sorte, Dieu me fera la grâce de trouver dans ce tourment la fin de ma vie, car il est assez violent pour donner la mort; mais, hélas! je n'en suis pas digne. Tout mon désir alors est de mourir.
Je ne me souviens ni du purgatoire, ni de ces grands péchés par lesquels j'ai mérité l'enfer;
tout s'efface de ma mémoire et s'absorbe dans ce brûlant désir de voir Dieu.
Ce désert et cette solitude ont plus de charme pour mon âme que toutes les compagnies du monde. Si quelque chose pouvait la consoler, ce serait de s'entretenir avec des âmes qui eussent éprouvé le même tourment; mais personne, à ce qu'il lui semble, ne la croirait, ce qui est pour elle un autre tourment.
Cette peine arrive quelquefois à un tel excès, que l'âme ne voudrait plus comme auparavant se trouver dans la solitude; elle ne voudrait pas non plus de compagnie, mais seulement. rencontrer une âme dans le sein de laquelle elle pût exhaler ses plaintes. Elle est comme le supplicié qui, ayant déjà la corde au cou et se sentant étouffer, cherche à reprendre haleine.
Ce désir de compagnie ne part, selon moi, que de la faiblesse de notre nature, qu'un tel martyre met en danger de mort. Je puis affirmer avec certitude qu'il en est ainsi. M'étant vue plus d'une fois dans la vie réduite à cette extrémité, soit par ces grandes maladies, soit par ces crises dont j'ai fait mention, je crois pouvoir dire que ce dernier danger de mort ne le cède à aucun des autres. Ainsi, dans cette agonie, c'est l'horreur naturelle qu'ont l'âme et le corps de se séparer qui leur fait demander secours, afin de respirer. S'ils cherchent à parler de leur souffrance, à s'en plaindre, à faire diversion, c'est pour conserver la vie; tandis que, par un désir contraire, l'esprit ou la partie supérieure de l'âme voudrait bien ne point sortir de cette peine.
Je ne sais si ce que j'ai dit est juste, et si je me suis bien expliquée. Mais il me semble que cela se passe de la sorte. Jugez par là, mon père, du repos que je dois avoir en cette vie, puisque celui que je goûtais dans l'oraison et dans la solitude où Dieu me consolait se trouve maintenant presque toujours changé en ce tourment que je viens de dépeindre. Mais l'âme le trouve si agréable, elle en voit tellement le prix, qu'elle le préfère à toutes les joies spirituelles dont Dieu la favorisait auparavant.
Ce chemin lui parait plus sûr, parce que c'est celui de la croix.
Le bonheur qu'elle y goûte est, selon moi, d'un grand prix, parce que le corps n'y a point de part; il en a seulement à la peine, et l'âme savoure seule les délices de ce martyre. Je ne comprends pas comment cela peut se faire, je sais seulement qu'il en est ainsi; et je n'échangerais pas, je l'avoue, cette faveur visiblement surnaturelle, que je tiens de la pure bonté de Dieu et nullement de mes efforts, contre toutes celles dont il me reste à traiter. Je parle non de l'ensemble de ces faveurs, mais de chacune en particulier.
Il ne faut pas oublier que les transports de cette peine me sont venus après toutes les grâces rapportées avant celle-ci, et après toutes celles dont ce livre contiendra le récit; j'ajoute que c'est l'état où je me trouve maintenant.
Comme presque chaque nouvelle faveur que je reçois me cause des craintes jusqu'à ce que Notre Seigneur me rassure, celle dont je parle me donnait aussi dans les commencements certaines alarmes.
Mais le divin Maître me dit de ne pas craindre, et de plus estimer cette grâce que toutes celles qu'il m'avait faites: l'âme se purifiait dans cette peine, elle y était travaillée et purifiée comme l'or dans le creuset, afin que la main divine pût mieux étendre sur elle l'émail de ses dons; enfin, elle endurait là les peines qu'elle aurait endurées dans le purgatoire.
Suite !!
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