Créer un site internet

Extase mystique S2

http://medievales.revues.org/710

Dans le livre trois du Formicarius sur « falsis et illusoriis visionibus », on trouve une douzaine d'exempla concernant l'extase simulée comme l'un des phénomènes trompeurs associé aux « faux prophètes ». Après quelques anecdotes de bégards suisses qui agissent comme intermédiaires pour dialoguer avec les âmes des défunts, prêchent une « nouvelle règle » ou s'engagent dans les dépravations nocturnes,7 Nider raconte l'histoire d'un jeune garçon de treize ans, telle qu'elle lui a été rapportée par l'inquisiteur dominicain, Heinrich Kalteisen. Le garçon fut envoyé à l'école dominicaine de Bois-le-Duc. « Une fois, alors qu'il était entré dans le jardin du couvent, il a vu quelque chose de blanc sur une feuille. Sans prononcer une bénédiction, il l'a arraché et avidement avalé, et ainsi, par manque de souci, il a englouti un diable terrible »8. Presque immédiatement, il tomba en transe, son corps immobile ne répondant à aucun stimulus extérieur (rapi eum fratres viderunt et privari omnibus exterioribus sensibus corporis). L'extase du garçon devint dérangeante par la suite. Quand le garçon revint à lui, il commença à parler latin et français couramment (alors qu'il ne connaissait aucun mot de ces deux langues) ; il citait des passages bibliques par cœur, effectuait des miracles, et avait des visions et des révélations. « Quelques femmes crédules et irréfléchies croyaient reconnaître la présence de l'esprit de Dieu là où le Diable venait d'occuper le terrain »9. Les dominicains considéraient tout ceci avec la plus grande suspicion ; ils ne croyaient pas qu'un novice mal dégrossi puisse faire de tels progrès en si peu de temps. À l'aide d'une hostie bénite, ils réussirent à faire voir la tromperie : « en réalité » toute l'affaire prouvait l'œuvre du démon qu'ils réussirent alors à exorciser.

Des états d'extase déroutants de cette nature – comme le Paresseux, l'un des protagonistes du Formicarius, le rappelait à son mentor – survenaient principalement dans les vies des saintes de « grande réputation », mais « la plupart des gens éduqués considèrent que des démonstrations de cette sorte sont de simples simulations »10. Même si Nider lui-même partage cette réserve, il rappelle à son élève de ne pas juger trop rapidement : « Les effets de l'amour céleste (comme nous l'enseigne le divin Denys) ne sont pas moins puissants que ceux de l'amour humain, ils sont même plus puissants. Nous constatons ceci car le seul fait de penser à l'Aimé est suffisant pour devenir délirant et se mettre à soupirer, gémir, pleurnicher, chanter et pleurer ouvertement »11. Nider donne un certain nombre d'exemples pour valider son scepticisme à propos des femmes visionnaires, sur lesquels on reviendra. Il décrit aussi la célèbre anecdote de la vetula dementata, qui affirmait être portée à travers les airs lors d'un vol nocturne avec Diane, mais après examen des témoins, son assertion se révélait fausse12.

Après avoir passé en revue les motifs concernant l'extase (« réelle ou simulée ») des mystiques et des devins populaires, Nider rapporte aussi dans le livre V de son ouvrage quelques motifs extatiques concernant les sorcières, sur la base des procès verbaux des procès pour sorcellerie menés par le juge Pierre, dans le Simmental dans le voisinage de Berne, entre 1392 et 140613. Un autre groupe d'informations provient de l'inquisiteur dominicain d'Autun. Sans détailler ici mon analyse, je voudrais seulement souligner que Nider, tout à l'heure sceptique à l'égard du vol nocturne de la vetula, répète les récits embryonnaires du sabbat des sorcières, c'est-à-dire ceux qui contiennent un certain nombre d'éléments importants qui seront plus tard associés au concept du sabbat, comme le vol extatique nocturne, les fêtes, les orgies, les danses et les copulations de toutes sortes14 ; et il le fait sans beaucoup de réserve. Il reproduit aussi l'histoire des sorciers qui ont fait tomber Pierre du haut de l'escalier15. Il n'est pas surprenant que le disciple (Piger) du Formicarius se demande à plusieurs reprises si ces démons agissent en phantasia ou realiter16. Nous percevons clairement que Nider lui-même se bat dans son explication de l'extase et de la transe avec des alternatives non résolues.

 dans le stéréotype démonologique médiéval de l'alliance des sorcières avec le démon. Dans son récent ouvrage intitulé Saintes ou sorcières ? Le sort des femmes notoires pendant le Moyen Âge et les Temps modernes, Peter Dinzelbacher reprend cette question : « pourrions-nous prolonger un peu l'interrogation de Ginzburg, et interpréter comme variantes plus récentes du chamanisme non seulement quelques parties de la sorcellerie, mais aussi certains phénomènes mystiques ? »28. Sans réellement en examiner la possibilité, il en rejette rapidement l'idée, tout en remarquant des analogies significatives. À partir de la lecture de Nider, c'est cette hypothèse, celle d'une corrélation entre le chamanisme, les manifestations d'extase religieuse et l'émergence des croyances en la sorcellerie, que nous voudrions reprendre, en examinant successivement les liens du chamanisme avec la sainteté de la fin du Moyen Âge, puis avec le sabbat des sorcières, pour finir par montrer dans quelle mesure la transe peut être considérée comme un point commun entre la sainte et la sorcière, qui constituent un système binaire dont la polarité bascule au xve siècle.

 Telle est la nature du culte des saints selon Peter Brown29. En s'appuyant sur les catégories de l'école anglo-saxonne d'anthropologie, principalement celles d'Edward Evans-Pritchard30, P. Brown montre que le culte des saints opérateurs de miracles dans les communautés chrétiennes de l'Antiquité a progressivement éclipsé les techniques habituelles de l'époque pour chasser le malheur, c'est-à-dire les formes habituelles d'accusation concernant la magie et la sorcellerie31. Avec leurs pouvoirs reçus, leur capacité spectaculaire de chasser les démons, et l'exemple positif de la sainteté de leur vie, le saint comme la sainte ont tout simplement « dérobé le spectacle ». Ils ont gagné le public qui se tournait auparavant vers les experts traditionnels de « magie », de telle sorte que les gens ont cessé de s'intéresser aux méthodes capables de détourner la mauvaise fortune, qui avaient pour fonction de découvrir et de « nettoyer » la communauté en trouvant des boucs émissaires et en chassant les sorcières32.

Ces personnes charismatiques étaient de plus en plus fréquemment appelées « les saintes vivantes » (sante vive38) par la communauté. Beaucoup de ces femmes visionnaires, comme Angèle de Foligno (1248-1309), sainte Claire de Montefalco (1268-1308), sainte Brigitte de Suède (1303-1379) et sainte Catherine de Sienne (1348-1380), « saintes vivantes », devinrent des actrices essentielles de la scène religieuse à partir du xiiie siècle39

 On les rencontre aussi dans le Formicarius de Nider, bien que l'auteur ne les reconnaisse pas comme telles. Il raconte par exemple une conversation qu'il a entendue quand il était encore prieur à Nuremberg lors de la réunion des Électeurs allemands et de l'empereur Sigismond en 1428. Le chancelier commença à rendre publiquement hommage à « la mémoire sainte » de Catherine de Sienne qui n'avait pas encore été canonisée et lut à haute voix sa Vie écrite par Raymond de Capoue, remarquant « combien de pécheurs cette vierge avait réussi à convertir en Italie »40. En entendant cela, l'ambassadeur du Prince de Savoie commença à relater les miracles opérés en France par la Mère Supérieure des Clarisses, Colette de Corbie (1381-1447), et comment cette domina tantae sanctitatis levait les bras en signe de supplication et convertissait les pécheurs et les incroyants pour que tout le monde puisse voir sa sainteté41. Nider mentionne aussi les deux prêcheurs célèbres de l'époque, saint Vincent Ferrier et saint Bernardin de Sienne, faisant référence à eux comme aux deux nouveaux « prophètes » de Dieu42. Le Formicarius fait aussi allusion à des exemples locaux : Adelaïde de Mulberg, vénérée « par toute la ville de Bâle comme un sanctuaire vivant » (vivo sanctuario)43 ; et Buken, la sancta foemina qui vivait en recluse près de la maison des Chevaliers Teutoniques, et au sujet de laquelle Nider raconte une anecdote pour illustrer le fait qu'« il y a ceux qui utilisent leurs dons pour le bien des autres » et qu'il est bon de prêter attention à ce qu'ils disent. Il raconte qu'un homme d'Église appelé Nicolaus avait rejoint les rangs des pèlerins de la région qui recherchaient Buken pour solliciter ses conseils sur des sujets pratiques et spirituels. Buken lui a demandé où il vivait ; en apprenant que c'était près de l'église, elle l'avertit qu'une catastrophe était sur le point de frapper les gens qui habitaient dans cette partie de la ville. Le prêtre – qui lui-même raconta l'histoire à Nider – regretta amèrement de ne pas avoir prêté attention à son avertissement, car peu de temps après, un violent incendie balaya cette partie de la ville, et détruisit sa maison, ainsi que trois cents autres.44

 Dans les deux cas aussi, le voyage de l'âme au cours d'une extase peut conduire à travers le pays des morts, et exposer la personne en transe à des esprits qui ne sont pas forcément bienveillants, mais aussi au danger des attaques des esprits malfaisants. Enfin, chamanes et saints – ou possédés démoniaques – doivent produire des preuves visibles et physiques de leurs relations avec le monde spirituel pour établir et sauvegarder leur prestige à l'intérieur de la communauté : sueur, pleurs, cris, évanouissements, sexualité intense, mais aussi blessures, bleus et stigmates. Ainsi, aux environ de 1424, une femme visionnaire qui habitait Bourg-en-Bresse en France se vantait d'avoir sauvé de nombreuses vies de la damnation et montrait les cicatrices des brûlures qu'elle avait endurées au cours de ses missions de sauvetage en Enfer49. Dans les histoires de Nider, seul le juge Peter porte les marques corporelles d'une aventure surnaturelle, mais elles attestent sa rencontre avec les sorcières, et le sujet est un peu différent. De manière plus significative, les propos de Nider font référence à la stigmatisation qui constitue la manifestation physique la plus originale des mystiques médiévales50.

 

 

 

Suite !

 

 

 

 

  

Créer un site internet avec e-monsite - Signaler un contenu illicite sur ce site

×