Epidémies S4

 

Mais à ces folles dévotions ne se bornèrent pas les effets de la peste sur l’esprit des peuples. Un vertige de sanglante cruauté accompagna le vertige de la superstition. Nous savons par expérience comment le vulgaire cherche à s’expliquer ces morts soudaines, mystérieuses, inévitables des épidémies. Comme le XIXe siècle, le XIVe crut aux empoisonnemens. On ferma les portes des villes, on mit des gardes aux fontaines et aux puits, et l’on accusa les juifs de l’effroyable mortalité. Alors, l’Europe tout entière offrit un des plus affreux spectacles qui se puissent concevoir. Tandis que la peste invisible dépeuplait les villes et les villages et rendait les cimetières trop étroits pour la foule des morts, des passions infernales déchaînées ajoutaient de nouvelles souffrances aux souffrances universelles, et toutes les fureurs de l’homme aux fureurs de la nature. Ce fut en Suisse que le massacre des juifs commença. On les accusa de correspondre avec les Maures d’Espagne et de s’entendre avec eux pour empoisonner les chrétiens. Mis à la torture, quelques-uns avouèrent, et l’on a encore les procès verbaux de ces prétendus jugemens. Condamnés, on les brûla ; mais la rage populaire n’attendit presque nulle part ces assassinats juridiques. Là on enferma les juifs dans leurs synagogues, et on y mit le feu. Ailleurs, plusieurs milliers de ces malheureux, hommes, femmes, enfans, sont entassés dans de vastes bûchers. A Mayence, ils essaient de résister ; vaincus, ils s’enferment dans leurs quartiers, et s’y brûlent. On veut les convertir, leur fanatisme s’en irrite, et l’on voit les mères jeter leurs enfans dans les flammes pour les arracher aux chrétiens, et s’y précipiter après eux. Ces massacres sont partout un moyen de payer les dettes contractées envers ces étrangers riches et industrieux ; puis l’on va fouiller dans leurs demeures incendiées, et on y recueille l’or et l’argent que le feu a épargnés. C’est toute l’Europe qui donne ce spectacle atroce ; les campagnes ne se trouvent pas plus sûres pour eux que les villes : les paysans traquent de toutes parts les fugitifs, la populace les massacre, les magistrats les livrent à la torture, les princes et les nobles à leurs hommes d’armes ; et les juifs, poursuivis sans pitié,  ne trouvent de refuge que dans la lointaine Lithuanie, où le roi Casimir-le-Grand les reçoit sous sa protection. C’est pour cette raison qu’ils sont encore aujourd’hui en si grand nombre dans toute la Pologne.

Au milieu de tant de calamités et d’horreurs, tous les liens sociaux s’étaient rompus ; les magistrats étaient sans autorité ; les attachemens de famille avaient cessé ; les malades mouraient dans l’isolement, sans que leur lit fût entouré de leurs proches ; les morts étaient portés dans les cimetières, sans cortége d’amis ni de voisins, sans cierge, sans prière. La contagion avait écarté le prêtre comme le parent. Guy de Chauliac, médecin d’Avignon, dont la conduite faisait une honorable exception, dit dans son latin simple et énergique : « On mourait sans serviteur ; on était enseveli sans prêtres ; le père ne visitait pas son fils, ni le fils son père ; la charité était morte, l’espérance anéantie. »

Nous aussi, nous avons été les témoins d’une épidémie meurtrière qui a semé, dans nos campagnes et dans nos cités, l’épouvante et le deuil ; nous avons vu les morts s’amonceler avec une rapidité si effrayante qu’on a été un moment embarrassé sur les moyens de les ensevelir ; nous avons vu les tristes tombereaux parcourir lentement les rues de notre capitale, et recueillir de porte en porte les victimes de la journée. Quelques années auparavant, le typhus, aussi fatal que les batailles, avait décimé nos armées et nos hôpitaux, de sorte que l’on peut parler de ce qu’a été le siècle actuel au milieu des grands fléaux du monde. Or, les médecins n’ont nulle part déserté leurs postes ; loin de là, ils ont redoublé de courage et de zèle avec le redoublement du mal ; les administrateurs n’ont pas fui davantage les lieux ravagés par l’épidémie ; quelques hommes des classes ignorantes se sont livrés à des égaremens funestes ; mais ceux qui avaient des devoirs, les ont remplis. Nos médecins en ont encore donné un mémorable exemple dans la peste qui vient de désoler l’Égypte. Quelque dangereuse que parût la contagion, ils ont bravé le mal avec un courage qui a étonné Ibrahim lui-même ; et si l’on veut chercher les causes de ces différences qui sont en faveur de notre époque, on les trouvera et dans une instruction plus répandue et dans ce sentiment de l’honneur, qui oblige chaque homme à faire au moins bonne contenance dans le poste où le hasard l’a jeté. Je ne dis pas qu’il ne puisse survenir de telles calamités qu’elles triomphent de ce sentiment même ; j’avouerai que la peste du XIVe siècle a dépassé tout ce que nous avons vu dans le typhus ou le choléra ; mais il n’est pas sûr que la peste d’Athènes ait été plus meurtrière que le choléra à Paris, et les épreuves par lesquelles nous avons passé ont été assez rudes pour justifier ce qui vient d’être dit.  

La faculté de médecine de Paris, la plus célèbre du XIVe siècle, fut chargée de donner son avis sur les causes de la peste noire et le régime qu’il fallait suivre. Cet avis est d’une bizarre absurdité. En voici le commencement :

« Nous, les membres du collège des médecins à Paris, après de mûres réflexions sur la mortalité actuelle, avons pris conseil auprès de nos anciens maîtres de l’art, et nous voulons exposer les causes de cette peste plus clairement qu’on ne pourrait le faire d’après les règles et les principes de l’astrologie. En conséquence, nous exposons qu’il est connu que, dans l’Inde, dans la région de la grande mer, les astres qui combattent les rayons du soleil et la chaleur du feu céleste, ont exercé leur puissance contre cette mer et combattu violemment avec ses flots. En conséquence, il naît souvent des vapeurs qui cachent le soleil et qui changent la lumière en ténèbres. Ces vapeurs répètent leur ascension et leur descente, pendant vingt-huit jours de suite ; mais à la fin le soleil et le feu ont agi si violemment sur la mer, qu’ils en ont attiré vers eux une grande partie, et que l’eau de mer s’éleva sous la forme de vapeur. Par là, dans quelques contrées, les eaux ont été tellement altérées, que les poissons y sont morts. Mais cette eau corrompue ne pouvait consumer la chaleur solaire, et il n’était pas non plus possible qu’il sortit une autre eau saine, de la grêle ou de la neige. Bien plus, cette vapeur se répandit par l’air en plusieurs parties du monde et les couvrit d’un nuage. C’est ce qui arriva dans toute l’Arabie, dans une portion de l’Inde, dans la Crète, dans les plaines et les vallées de la Macédoine, dans la Hongrie, l’Albanie et la Sicile. S’il parvient jusqu’en Sardaigne, aucun homme n’y restera en vie, et il en sera de même des îles et des pays circonvoisins, où ce vent corrompu de l’Inde arrivera ou est déjà arrivé, aussi longtemps que le soleil est dans le signe du Lion. Si les habitans de ces régions n’emploient pas le régime suivant ou un autre analogue, nous leur annonçons une mort inévitable, à moins que la grâce du Christ ne leur conserve la vie. »

 

Les maladies universelles sont tellement distinctes dans leurs formes que l’on pourrait partager médicalement l’histoire de l’humanité en périodes qui caractériseraient la destinée des mortels d’après leurs souffrances corporelles.

La première époque est occupée par la peste antique qui a une origine obscure, mais qui est désignée, pour la première fois, dans la guerre du Péloponèse, et qui désola souvent les peuples jusqu’au IVe siècle de l’ère chrétienne. Depuis lors, après avoir ainsi duré long-temps, elle a disparu de la terre avec son éruption de boutons, son délire furieux, son inflammation des yeux et des voies aériennes, avec sa gangrène des membres, qui mutila tant de victimes.

Lorsqu’à la fin du Ve siècle, les hordes sauvages du nord et de l’Asie se précipitèrent sur l’empire romain et mirent, par le glaive, un terme à l’ancienne organisation sociale, il apparut une nouvelle maladie, la peste d’Orient dont la première invasion fut peut-être plus meurtrière que tout ce qu’on avait vu jusqu’alors et tout ce qu’on a vu depuis. La variole paraît être aussi sa contemporaine. La fièvre jaune marque une autre phase dans l’histoire pathologique. Enfin le choléra, né de nos jours, montre les souffrances de l’humanité sous une nouvelle face.

 

Il n’est donc pas étonnant qu’elle ressente de temps en temps quelque grande commotion qui lui rappelle tous ses liens de communauté avec la terre qui la porte, et dont les élémens sont les siens. C’est un point de vue sous lequel on peut considérer l’origine des maladies générales ; et plusieurs médecins allemands se sont complu à développer cette thèse, en l’appuyant de toute sorte de recherches, pour prouver que de grandes perturbations atmosphériques, des éruptions de volcans et des tremblemens avaient toujours précédé et accompagné l’apparition de ces épidémies ; comme si une sorte d’état fébrile de la terre avait été la source des fléaux qui devaient frapper notre espèce ; comme si la nature, ne se contentant plus de la succession ordinaire de la vie et de la mort, empruntait soudainement des moyens plus prompts de destruction.


E. LITTRÉ.

 http://genealogie.guillon.free.fr/grippe.htm

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