Cependant, ce qui s'était passé au noviciat avait fait du bruit dans la Communauté, parmi laquelle un orage nouveau éclata.
Cette fois, c'était au nom même de la règle qu'il s'élevait. Allait-on supporter, dans un monastère qui tenait, avant tout, à l'observance, allait-on tolérer une innovation semblable ? Quel point d'interrogation! et que de fois dut-il retentir aux oreilles de la Mère Melin, dans les jours qui suivirent celui de la Sainte-Marguerite 1685 !
Il s'agissait de pacifier les esprits. La Mère Marie-Christine s'y essaya, commençant par défendre à la directrice tout ce qui paraissait aux yeux de la Communauté, lui permettant seulement de continuer ses petites dévotions au noviciat..... Se soumettre, n'était pas difficile à Marguerite-Marie, mais « je ne craignais rien tant, »
dit-elle, « sinon que ce divin Coeur n'en fût déshonoré ; car, tout ce que j'en entendais dire m'était autant de glaives qui me transperçaient le coeur. »
Dans son affliction, à qui s'adresser, sinon à lui-même ?
Aussi, soutenait-il son courage abattu, lui disant sans cesse : « Ne crains rien, je régnerai malgré mes ennemis et tous ceux qui s'y voudront opposer!
— Ce qui me consola beaucoup, puisque je ne désirais que de le voir régner.
Je lui remis donc le soin [de] défendre sa cause et cependant que je souffrirais en silence (1). »
La Mère Melin avait cru, en outre, devoir retirer à la Servante de Dieu la communion de premiers vendredis du mois, qu'elle faisait par ordre de son divin Maître. Il s'en montra mécontent et le prouva bientôt. Soeur Françoise-Rosalie Verchète tomba si dangereusement malade, qu'en peu de jours on désespéra de sa vie. Comme la maîtresse priait pour la guérison de sa novice, Notre-Seigneur lui fit connaître que cette Soeur souffrirait jusqu'à ce qu'on lui eût rendu à elle-même la communion des premiers vendredis.
On devine la perplexité qui s'empare de nouveau de cette âme. Que faire ? Que dire ? Elle ne pouvait aller contre la volonté de sa supérieure. Elle ne pouvait pas davantage se dérober aux sollicitations Notre-Seigneur, qui la chargeait de faire savoir à la Mère Melin combien elle lui avait déplu. Se sentant incapable de décider le parti qu'il convenait
de prendre, la Soeur Alacoque demande humblement conseil. A qui ? A celle-là même qu'elle savait bien lui être opposée, quant à la nouvelle dévotion, mais qui lui était connue pour sa droiture de jugement et sa parfaite discrétion, Soeur Marie-Madeleine des Escures.
Le billet débutait par ces mots : « C'est dans le sacré Coeur de Notre-Seigneur que je vous écris ceci, ma chère Soeur, puisqu'il le veut ainsi. » Ensuite venait l'exposé de toute la situation et le message de Notre-Seigneur pour la Mère Melin : « Dis à ta supérieure qu'elle m'a fait un si grand déplaisir de ce que, pour plaire à la créature, elle n'a point eu de crainte de me fâcher, en te retranchant la communion que je t'avais ordonné de faire tous les premiers vendredis de chaque mois..... » La sainte directrice terminait en suppliant Soeur Marie-Madeleine de l'éclairer : « Demandez-lui qu'il vous fasse connaître la vérité, et ce qu'il veut que vous me répondiez; après quoi je tâcherai de n'y plus penser (1). »
La réponse de la Soeur des Escures fut tout ce qu'il y a de plus clair : Soeur Marguerite-Marie devait s'expliquer de tout à la supérieure, malgré la répugnance bien légitime qu'elle avait à manifester de telles choses.
La Mère Melin n'hésita pas à rendre la communion à la maîtresse, pourvu qu'elle demandât la guérison de la malade qui, subitement, parut hors de danger.
Cependant, par un malentendu qui serait inexplicable, s'il n'eût été permis pour établir mieux encore la vérité des communications surnaturelles de la Soeur Alacoque, ou la supérieure oublia de lui donner une permission générale précise, ou l'humble Soeur pensa qu'il lui en fallait une seconde, qu'elle n'osa pas demander... Toujours est-i1 qu'elle ne se crut pas en droit d'appliquer la première permission aux premiers vendredis qui suivirent. Et en attendant, la Soeur Verchère demeurait toute languissante, et Notre-Seigneur disait nettement à Soeur Marguerite-Marie que la pauvre enfant ne guérirait pas, qu'elle-même n'eût positivement repris la communion qu'il lui avait prescrite. Cela dura cinq ou six mois. Enfin la chère Sainte, malgré sa confusion, alla tout avouer, de nouveau, à la Mère Melin, qui lui accorda très volontiers la communion de tous les premiers vendredis du mois. Aussitôt, la jeune malade fut parfaitement rétablie.
Toutes ces choses ne purent manquer de transpirer au dehors. La vénération des novices pour leur maîtresse allait croissant tous les jours, surtout depuis qu'un événement fortuit avait publiquement révélé l'éminente sainteté de cette amie du Seigneur. Il avait bien fallu que la Providence s'en mêlât, et personne n'eût soupçonné au monastère comment cette intervention allait se produire.
Depuis peu, la Retraite spirituelle du Révérend Père de la Colombière avait été imprimée (1). Il dut y avoir fête dans bien des âmes de la Visitation
de Paray, lorsqu'on commença à lire au réfectoire ces pages pénétrantes.
Qui donc aurait pu penser, qu'en un sens,
il y aurait eu à se méfier de ce livre ?
Grâces à Dieu, on ne s'en méfia nullement et les religieuses en écoutèrent la lecture avec une édification profonde.
Mais voici que, tout d'un coup, il n'y a plus à s'y méprendre : tout ce que le Père rapporte d'une personne à laquelle Dieu, « se communique fort confidemment, » la vision admirable dont elle est honorée devant le saint Sacrement « un jour de son octave, » les demandes précises que le Coeur sacré de Jésus fait à cette âme, et qu'elle transmet au Père lui-même, les prédictions qu'elle lui fait et qui se réalisent......... tout cela, c'est quelque chose de divin qui s'est passé dans l'église même du couvent et dans le monastère ; cette personne, cette âme, c'est Soeur Marguerite-Marie Alacoque. Elle n'est donc pas une tête malade ou une illuminée ! Le Père de la Colombière, ce grand directeur, a eu le secret de tout, et il a reconnu la vérité de tout.
Il ressuscite, pour ainsi dire, dans son livre,
pour en assurer péremptoirement toutes les religieuses. Quelle révélation inattendue !
Au réfectoire, la règle prescrit de baisser les yeux. Mais un mouvement plus fort qu'elle, porte la Soeur de Farges à regarder Soeur Marguerite-Marie. Son air de profond anéantissement la frappe et achève de lui tout confirmer. Arrivée en récréation, au sortir du réfectoire, elle l'aborde et lui dit, sans autre préambule : « Ma chère Soeur, vous avez bien eu votre compte aujourd'hui à la lecture, (189) et le Révérend Père de la Colombière ne pouvait pas mieux vous désigner. — A quoi elle lui répondit qu'elle avait bien lieu d'aimer son abjection (1). »
Le démon qui avait entrepris de nuire partout à cette grande élue de Dieu, n'oublia rien pour la faire sortir du noviciat (2). Mais le jour de Noël 1685, Notre-Seigneur lui montra qu'il la voulait maintenir en sa charge de directrice,
lui faisant voir ses novices comme de petits agneaux,
et lui disant, ainsi qu'à saint Pierre :
« Paissez mes agneaux. »
Elle comprit par là qu'il la destinait à les conduire encore l'année suivante, pour les affermir
davantage dans la dévotion au Sacré Coeur. Elle s'y soumit.
Les novices se portaient avec une ardeur toujours plus grande vers ce Coeur adorable.
Dans la Communauté, quelques âmes les enviaient tout bas et succombaient parfois à la douce tentation d'aller s'associer à leur bonheur. C'est, du moins, ce que donnent à entendre les Contemporaines, lorsqu'elles avouent ingénument que la Sainte ne pouvait parler d'autre chose que de cette dévotion parmi les novices, et « avec quelques autres, qui venaient en secret, comme le disciple du Seigneur (3), » pour profiter des célestes entretiens de la Soeur Alacoque. « Elles s'unissaient ensemble pour demander à Dieu l'établissement de la dévotion de son sacré Coeur (4). » Ce mot est suggestif.
La Communauté de Semur, grâce à l'impulsion donnée par la Mère Greyfié d'abord, puis par la lecture de la Retraite du Père de la Colombière, était toute gagnée à ce Coeur divin.
On en avait fait faire un tableau,
et, au commencement de janvier 1686, la Mère Péronne-Rosalie en avait envoyé le dessin en miniature à sa chère ancienne fille, avec une douzaine de petites images « pour en faire les étrennes » aux novices et à celles qui se joignaient à elles.
La supérieure de Semur les nomme toutes. Il y en avait une pour « ma Soeur de Champrond, votre prétendante. » Cette jeune fille devait, dans les desseins de Dieu, être la cause et l'occasion d'une formidable persécution, qui vint bientôt assaillir la sainte maîtresse. Mlle de Champrond était entrée au noviciat « parce que messieurs ses parents souhaitaient qu'elle s'engageât céans (1). » L'appel n'était donc pas d'en haut, et la directrice ne fut pas longtemps à s'apercevoir que la postulante n'avait aucune vocation pour embrasser la règle de la Visitation. Elle n'en déploya que mieux toutes les ressources de sa bonté envers cette jeune âme. Néanmoins, sa conscience lui interdit de laisser admettre au monastère un sujet que Dieu n'y veut pas. Elle n'omet rien pour porter la postulante à se déclarer à ses parents; mais Mlle de Champrond, connaissant leurs intentions, n'ose s'ouvrir à eux. Les choses ne peuvent pourtant durer ainsi.
La Mère Melin, obligée d'agiter la question avec son Conseil, se
heurte à de terribles obstacles. Cette « demoiselle de qualité, » alliée à tout ce qu'il y a de grand dans la province et dans la Communauté, chacune soupçonne que c'est la Soeur Alacoque qui veut la faire renvoyer, et on se met peu en peine d'examiner le motif tout surnaturel qui fait agir l'humble maîtresse. Alors, c'est un nouveau déchaînement contre elle. La tempête franchit les grilles. Au dehors, la rumeur s'envenime d'autant plus, que les grands du monde ne sont pas seuls à blâmer la directrice. Dieu permet que deux religieux de haute réputation se fassent comme un devoir de la censurer ouvertement. Un surtout n'oublia rien pour la décrier. On ne parlait plus d'elle dans les compagnies que comme d'une hypocrite, une visionnaire entêtée, une personne d'une vertu pleine de grimaces et d'illusions (1). On la menaça de la prison, et de là faire comparaître « devant un prince de la terre, comme un jouet de moquerie (2). » Faut-il l'avouer ? parfois, quelques-uns de ces mêmes propos circulaient en récréation et revenaient aux oreilles de Soeur Marguerite-Marie. Mais c'était alors comme un soulagement pour son âme de se voir ainsi avilie aux yeux de toutes, elle qui, si sincèrement, se nommait « un néant criminel (3). »
Au plus fort d'une telle persécution, elle resta toujours la même, ou plutôt, d'heure en heure, elle grandissait encore dans son amour de la croix, et son union à Jésus-Christ rassasié d'opprobres.
Cependant, la Providence arrange tout. La fameuse postulante sans vocation avait alors au monastère deux soeurs, élevées au petit habit. Anne, qui devint Soeur Marie-Joseph, comprenant la délicate situation, prit sur elle de demander la sortie de sa soeur à ses parents, s'exposant ainsi a à mille petits chagrins pour faire plaisir à la Communauté (1) ». Cette sortie eut, en effet, tant d'éclat au dehors et causa de telles misères au dedans, que la Mère Melin, fort embarrassée au milieu de tout ce conflit, inclina du côté où elle savait ne rencontrer aucune résistance. En conséquence, elle imposa une pénitence à la maîtresse, avec ordre de demander pardon à Mlle de Champrond, « pour contenter et adoucir la peine que les parents témoignaient avoir de la sortie de ladite demoiselle (2). »
Se mettant à genoux à ses pieds, la Servante de Dieu accomplit cette action aussi humblement que simplement. Le Seigneur se souciait fort peu, sans doute, de contenter les hautaines exigences de ces puissants du siècle qui se croyaient offensés, mais il se souciait beaucoup d'ajouter un fleuron exquis à la couronne d'humilité de notre Sainte (1).
La persécution ne fut pas éteinte par le fait même du départ de la postulante. Longtemps encore après, la directrice continue à être le sujet de si noires calomnies que ses novices s'en indignent. Pour arrêter ce torrent qui menace de déborder, elle saura bien rompre le silence qu'elle a si héroïquement gardé. Elle parle, ou plutôt elle écrit, et, à l'approche de la fête de l'Invention de la Sainte-Croix 1686, elle trace des lignes, qui resteront à jamais comme un monument de la vertu de cette amante passionnée des mépris
« Vive + Jésus!
« Mes très chères et bien-aimées Soeurs dans le sacré Coeur de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
« Je ne vous peux exprimer la douleur que je sens du mauvais usage que nous faisons d'une si précieuse occasion, pour lui donner des preuves
de notre amour et fidélité. C'est lui-même qui a permis l'invention de cette croix pour nous préparer à sa fête, et au lieu de l'embrasser amoureusement, nous ne cherchons qu'à la secouer et nous en défaire. Et, n'en pouvant venir à bout, nous y commettons mille offenses, qui remplissent ce divin Coeur de douleur et d'amertume contre nous. D'où vient cela ? sinon du trop d'amour que nous avons pour nous-mêmes, qui nous fait craindre de perdre notre réputation et la bonne estime que nous désirons que les créatures aient de nous......... Mais, croyez moi, mes chères Soeurs, les âmes humbles sont bien éloignées de ces pensées, se croyant toujours plus coupables qu'on ne les fait paraître en les accusant. » Ici, la sainte maîtresse insiste sur la nécessité de profiter des occasions d'humiliations et contradictions, et elle prescrit à ses enfants des pratiques de pénitence, avec défense formelle de parler entre elles de toute cette affaire.
Si ses novices ne sont pas fidèles à ce qu'elle leur recommande au nom du Sacré Coeur,
« je le prierai moi-même de s'en venger, » leur dit-elle... « Si je ne vous aimais pas autant que je le fais, je ne sentirais pas tant de douleur de vos fautes, qui blessent si sensiblement ce sacré Coeur. C'est ce qui me désole, ayant si à coeur votre perfection, qu'il n'y a rien que je ne voulusse faire et souffrir, ôté le péché, pour votre avancement au Saint amour.
« A Dieu, mais tout à Dieu, mes bons enfants, portez la croix joyeusement et courageusement, (195) car autrement, vous en rendrez compte très rigoureusement (1). »
Cependant, à cette heure d'angoisse et de souffrance, Soeur Marguerite-Marie avait besoin qu'une parole autorisée la rassurât, d'autant que l'ennemi avait alors beau jeu pour chercher à lui persuader qu'elle était trompée et trompait les autres.
Depuis quelque temps, Dieu avait placé auprès d'elle, comme directeur, un religieux auquel on devra une éternelle reconnaissance, pour avoir ordonné à cette âme privilégiée d'écrire le détail des grâces extraordinaires qu'elle avait reçues de Notre-Seigneur. Sans le Père Ignace Rolin, jésuite, nous ne posséderions pas l'Autobiographie de la vierge de Paray (2).
S'il faut en croire les Contemporaines, ce Révérend Père aurait été d'abord fort prévenu contre la Servante de Dieu; mais il changea bien de sentiment dès la première fois qu'il la vit, et à la seconde, il comprit que c'était une âme particulièrement favorisée de Notre-Seigneur, lequel voulait se servir de lui pour la faire arriver à la perfection du divin amour. Après qu'il eut entendu la confession générale de toute sa vie, qu'elle lui fit en l'une de ses retraites, il fut longtemps à délibérer s'il ne lui ordonnerait point de l'écrire et
de la conserver, dans l'espérance, disait-il, qu'on pourrait un jour, après la mort de Soeur Marguerite-Marie, connaître l'extrême pureté de cette fidèle épouse de Jésus-Christ, et juger jusqu'où peut aller l'innocence, la délicatesse et la sublime sainteté d'une âme que Dieu a gouvernée et honorée de ses plus grandes grâces dès le berceau (1).
A en juger par les conseils que lé Père Rolin donne à la maîtresse des novices de Paray, il est aisé de voir qu'il n'allait chercher qu'en Dieu les lumières dont il avait besoin pour la conduire. Quelle force et quelle sagesse dans les lignes suivantes, lorsqu'on les rapproche de tout ce que nous venons de dire :
« Ma très chère Soeur en Notre-Seigneur,
« ...Peut-être que je ne vous donnerai aucune raison, des réponses que je ferai à vos propositions. Je ne le juge pas à propos et je pense que vous aurez assez de soumission pour vous bien soumettre à tout ce que je crois que Dieu me va faire écrire.....
L'esprit qui vous conduit n'est point un esprit de ténèbres.
Sa conduite est bonne, puisqu'elle [est] soumise toujours à l'obéissance et qu'il vous laisse en repos quand votre supérieure a parlé.... Voici mes pensées devant Notre-Seigneur.
Ce ne sont point les démons qui sont déchaînés contre vous.
Ces esprits de ténèbres n'ont point de part à toutes vos persécutions. C'est l'amour divin qui fait agir; et, ce qui me console, il se sert des âmes qui lui sont les plus chères pour vous faire souffrir.
Les martyrs n'avaient pas cette consolation dans leurs tourments. Leurs tyrans commettaient de grands crimes en les affligeant, mais les âmes saintes qui vous procurent des croix plaisent à Dieu, dans le petit martyre qu'elles vous font souffrir. Cette pensée vous doit bien consoler. J'agrée que vous attribuiez à vos fautes tout ce qui arrive, quoique toutes ces choses soient plutôt un effet de la bonté de Dieu que de sa justice... Tous ces noms qu'on vous donne, qui sont si humiliants, ne doivent faire sortir de votre bouche que des remerciements à Notre-Seigneur et des prières pour ceux qui les profèrent. Ne vous repentez de rien de ce que vous avez dit Une cause qui produit de si bonnes croix ne saurait être mauvaise... Laissez faire toutes les plaintes que l'on voudra. Ne craignez pas pour moi. Le saint Père La Colombière est mon garant..... Quand tout ce qu'on dit contre vous se dirait à tout le monde, ce ne serait qu'une plus grande grâce que Notre-Seigneur vous ferait. Ainsi, qu'on informe qui que ce soit, vous devez vous en réjouir. Ainsi, démission, prison, tout est amour de Jésus-Christ pour vous. Je demande de vous l'abandon, et un coeur prêt à tout faire et à tout souffrir.
« Je vous réitérerai ce que j'ai déjà dit : vous n'êtes point le jouet de Satan, mais de l'amour divin ; car c'est assez le langage de l'Écriture que l'amour sacré n'est pas moins rigoureux que le (197) profane, soit qu'il ait pris naissance sur le Calvaire, soit qu'il ait emprunté cette humeur de la justice divine, qu'il veut contenter à nos dépens (1). »
Le triomphe du Sacré Coeur pouvait-il s'acheter trop cher ? Si les douleurs de la Servante de Dieu avaient été extrêmes dans la première partie de cette année 1686, c'est qu'on était à la veille de ce triomphe dans la Communauté de Paray.
Le jeudi 20 juin, dernier jour de l'octave du Saint-Sacrement, la Soeur des Escures vint demander à la sainte directrice la miniature du Sacré Coeur, que la Mère Greyfié lui avait envoyée, disant qu'elle en voulait faire un petit autel au choeur, pour inviter les Soeurs à cette dévotion. Soeur Alacoque fut charmée de cette proposition, mais dissimula sa surprise, se contentant de prier et faire prier pour que l'entreprise fût heureuse (2). Elle savait que Dieu a ses heures et elle attendit.
Le lendemain, vendredi, jour désigné par Notre-Seigneur lui-même pour la fête qu'il voulait en l'honneur de son divin Coeur, la Soeur des Escures, que la grâce vient de transformer, dressa devant la grille du choeur un petit autel formé d'une chaise, « où elle mit un tapis fort propre. » La miniature était dans un cadre doré, entouré de fleurs. Le premier objet qui frappa tous les regards, à mesure que les Soeurs entraient, ce fut donc l'image du Cœur de Jésus. On, s'en approche et, l'étonnement fait place à l'admiration, quand les
religieuses lisent un billet, écrit de la main même de la Soeur des Escures, invitant « toutes les épouses du Seigneur à venir rendre leurs hommages à son Cœur adorable. »
C'était signer elle-même la rétractation de toutes ses oppositions précédentes et s'en venger glorieusement. La première dans le mouvement de l'opposition, Soeur Marie-Madeleine voulait être la première dans le mouvement de l'adoration. En un moment, tout change de face au monastère. Il n'y a plus qu'un coeur et qu'une âme, parce que le Coeur de Jésus y est acclamé.
Le jour même, on projette de faire faire un tableau représentant ce divin Coeur, et toutes celles qui pensent pouvoir obtenir « quelque chose de messieurs leurs parents » pour y contribuer, sont engagées à les solliciter, tant l'empressement est général.
« C'est ici l'oeuvre du Seigneur, » disaient toutes ces âmes droites, « qui s'admiraient dans ce changement si prompt ». Elles ajoutaient « que Dieu était véritablement le maître des coeurs » et qu'il vérifiait « ce que notre vénérable Soeur avait dit souvent : que le Coeur de Jésus régnerait malgré ses ennemis (1). »
La Mère Melin, inspirée d'en haut, jugea qu'il fallait d'abord ériger une chapelle en l'honneur du
Sacré Coeur, avant de faire peindre un tableau. Les Soeurs du petit habit prirent aussitôt sur leurs menus plaisirs et « donnèrent quelque argent, pour être le denier à Dieu de la bâtisse de la chapelle (2). »
Au soir du 21 juin 1686, ce n'était pas trop du Te Deum pour traduire la joie qui débordait de tous les coeurs. Soeur Marguerite-Marie le fit dire à ses novices. « Je n'ai plus rien à souhaiter », leur confie-t-elle, « je ne désire plus rien, puisque « le Sacré Coeur est connu
et qu'il commence à régner sur les coeurs.
Faites en sorte, mes chères Soeurs, qu'il règne à jamais dans les vôtres,
comme souverain Maître et Époux (3). »
Tant de sentiments divers se pressent dans le coeur de la Sainte qu'ils doivent trouver plusieurs issues. Elle prend la plume. Elle remercie d'abord, avec une touchante effusion, la Soeur des Escures et c'est à elle qu'elle écrit ce mot profond :
« Il me semble que le grand désir que Notre-Seigneur a que son sacré Coeur soit honoré, par quelque hommage particulier, est afin de renouveler dans les âmes les effets de sa Rédemption, en faisant de ce sacré Coeur comme un second Médiateur envers Dieu pour les hommes (1). » Et, parlant des dangers que courait l'Institut de la Visitation, sous les assauts d'un esprit étranger, esprit d'orgueil et d'ambition, qui cherchait à s'y introduire à la place de celui d'humilité et de simplicité, fondement de tout l'édifice, elle dit : « Je vous avoue qu'il me semble que c'est notre saint fondateur qui désire et qui sollicite que cette dévotion s'introduise dans son Institut, parce que il en connaît les effets (2). »
A la Mère Greyfié, elle adresse une longue lettre, dont la première phrase donne bien la note de sa joie surnaturelle : « Je mourrai maintenant contente, puisque le sacré Coeur de mon Sauveur commence à être connu... Il me semble que, « par sa miséricorde, me voilà presque entièrement éteinte et anéantie d'estime et de réputation dans l'esprit des créatures, ce qui me console plus que je ne puis dire (3). »
A Semur, cette chère dévotion prend sans cesse de nouveaux accroissements. Aussi, est-ce toujours pour féliciter, et non pour stimuler, que Soeur Marguerite-Marie se voit doucement contrainte
d'y revenir par ses lettres. De même à Dijon, où, à côté de la Mère de Saumaise, le Sacré Coeur vient de se susciter une nouvelle apôtre, en la personne de Soeur Jeanne-Madeleine Joly, qui sera la première à composer un petit livret sur la dévotion au Sacré Coeur (1).
Dès le 4 juillet 1686, la Servante de Dieu avait écrit à la Mère Louise-Henriette de Soudeilles, à Moulins, et lui parlait ouvertement de la dévotion au sacré Coeur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme faisant « un grand fruit et changement en tous ceux qui s'y consacrent et adonnent avec ferveur. » Mais, ingénieuse à disparaître en tout, elle trace ce mot, que l'on ne peut lire sous sa plume, sans sourire :
« Nous avons trouvé cette dévotion dans le livre de la Retraite du Révérend Père La
Colombière, que l'on vénère comme un saint (2). »
Le 15 septembre, elle écrit de nouveau à la Mère de Soudeilles et lui envoie le livre de la Retraite du Révérend Père de la Colombière, et
1. Le premier petit livret de la Soeur Joly fut d'abord imprimé en secret (1686) dans le but d'obtenir
de Rome l'approbation de la messe du Sacré Coeur.
M. Charolais, confesseur de la Communauté de Dijon, avait revu et corrigé le travail avant de le traduire en latin. Ce ne fut qu'au début de 1689 qu'une édition, déjà augmentée, fut donnée au public. (Documents tirés d'une note manuscrite, conservée au monastère de la Visitation de Nevers, exilé à Mons-en-Hainaut).
Le livret de 1689 fut publié sous ce titre : LA DÉVOTION AU SACRÉ CŒUR DE Nre SEIGNEUR JÉSUS CHRIST contenant les motifs & pratiques de cette Devotion, avec le petit Office, la Meffe, les Litanies & quelques Prieres pour honorer le Sacré Coeur de JÉSUS. A DIJON. Chez la Veuve d'ANTOINE MICHARD.
deux images du Sacré Coeur, dont une plus grande, à mettre au pied de son crucifix ou autre
lieu pour l'honorer, et une plus petite, pour porter sur elle, avec une petite consécration au
Sacré Coeur.
Son âme déborde en parlant de ce Coeur adorable. Elle dit : « C'est la source inépuisable de tous biens qui ne cherche qu'à se répandre et se communiquer (1). »
Cependant, pour arriver à faire faire une planche d'images du Sacré Coeur,
quel mal Soeur Marguerite-Marie ne se donne-t-elle pas ? Toutes ses lettres de cette époque en font foi. Retards, malentendus, déceptions dans l'entreprise, tout cela lui devient une blessure au coeur. Elle l'accepte, pour hâter le règne de ce Coeur-d'amour.
Si l'âme de notre Sainte jette tant de flammes au dehors, c'est parce qu'un brasier divin la
consume au dedans.
Mais, pour autant, elle n'a pas renoncé à sa vie cachée en Dieu avec Jésus-Christ. Il s'en faut bien! Plus elle devient apôtre, plus on la voit s'enfoncer à des profondeurs toujours plus inouïes dans l'anéantissement d'elle-même et dans le dégagement de tout le créé. Une preuve incontestable en demeure. C'est le voeu de perfection qu'elle prononça le 31 octobre 1686. Elle en soumit d'abord le projet au Père Rolin, son directeur. A cette occasion, il lui répondit une
I. II, p. 328. Une seule des deux images dont il est parlé dans cette lettre est encore conservée à Nevers-Mons.
C'est la plus grande des deux, qui a été reproduite moitié grandeur avec le fac-simité de la
petite consécration : Je, N.-N., me donne et consacre au sacré Coeur de N.-S. J.-C. ma
personne et ma vie... etc. Paris, Bouasse-Lebel.
admirable lettre, datée du 18 septembre 1686. Elle se compose de dix-sept articles. Nous n'en détacherons que quelques mots, dont la portée nous semble plus remarquablement surnaturelle.
« Vous trouverez ici, ma très chère Soeur en Notre-Seigneur, la résolution des principales questions que vous m'avez faites......... Je vous dis ces choses avec autant plus d'assurance que je suis persuadé que c'est Dieu qui va vous signifier ses volontés par le plus misérable des hommes. L'eau qui passe par un canal d'argile est aussi bonne que celle qui passerait par un canal d'or. J'ai assez vu et connu vos misères, à même temps que vous m'avez raconté les miséricordes de Dieu en votre endroit. Je sais quelle est votre disposition; demeurez en paix. Ne vous tourmentez pas de cette pensée que vous êtes une hypocrite : on ne l'est pas si l'on ne le veut. Je ne connais pas que vous le vouliez ; ainsi, soyez en repos sur cet article. Mettez en pratique ce que vous dites, qu'il vous suffit d'agir et de pâtir en silence. Aimez l'esprit qui vous conduit........
« Ce n'est pas une marque de réprobation de n'avoir jamais aucun mouvement de joie ni de
douleur, si ce n'est ceux que le Saint-Esprit qui vous conduit vous imprime........ .
N'attribuez pas à aucun endurcissement la paix dont Notre-Seigneur vous fait jouir dans vos croix........
« Je ne désapprouve pas cette haine que vous avez pour votre corps, et ce plaisir que vous
sentez à le voir périr est selon l'esprit de l'Évangile. (205) Ne le traitez rudement que dépendamment de l'obéissance.
« Il semble que vous craignez de traiter familièrement avec Notre-Seigneur, sachez que c'est la manière de converser avec lui qui lui est la plus agréable........
J'approuve que vous fassiez les voeux que vous m'avez marqués, à la fin de la première retraite que vous allez faire aux premiers jours. S'il vous arrivait, dans la suite, qu'ils vous causassent du trouble, ils ne subsisteraient plus ; vous en seriez entièrement dégagée. Moi, ou un autre qui vous serait ce que je vous suis, aura tout pouvoir sur ces voeux pour vous les expliquer, quand il vous viendra des doutes, ou même pour vous en dispenser, s'il était expédient pour la plus grande gloire de Dieu (1). »
Sûre d'accomplir la volonté de Notre-Seigneur en faisant ce voeu, approuvé par son directeur et sa supérieure, Soeur Marguerite-Marie renferme en dix-sept articles tout ce que son Dieu demande d'elle, et qui peut se résumer dans cette formule du début :
« Voeu fait la veille de Toussaint de l'année 1686, pour me lier, consacrer et m'immoler plus étroitement, absolument et plus parfaitement au sacré Coeur de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Ce serait trop long de citer le texte en entier. Qu'il suffise d'en extraire le huitième et le dixième article :
8. Je m'abandonne totalement au sacré Coeur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour me consoler ou m'affliger selon son bon plaisir, sans me plus vouloir mêler de moi-même, me contentant d'adhérer à toutes ses saintes opérations et dispositions, me regardant comme sa victime, qui doit toujours être dans un continuel acte d'immolation et de sacrifice, selon son bon plaisir, ne m'attachant à rien qu'à l'aimer et le contenter, en agissant et souffrant en silence.
« 10. Je regarderai tous ceux qui m'affligeront, ou parleront mal de moi, comme mes meilleurs amis, et tâcherai de leur rendre tous les services et tout le bien que je pourrai (1). »
Après s'être prescrit tout ce que la lumière céleste lui montrait exiger d'elle, la Sainte avoue qu'elle n'aurait pas eu le courage de s'y engager, si elle n'eût été fortifiée et rassurée par ces paroles, qui lui furent dites dans le plus intime de son coeur : « Que crains-tu, puisque j'ai répondu pour toi et me suis rendu ta caution ? L'unité de mon pur amour te tiendra lieu d'attention dans la multiplicité de toutes ces choses, et te promets qu'il réparera les fautes que tu y pourrais commettre et s'en vengera lui-même sur toi (2). »
« L'année 1686 était sur son couchant, et on devait songer à se séparer, puisque la Servante de Dieu quittait sa charge de directrices (3). » Plusieurs
Soeurs devant sortir du noviciat en même temps que leur bien-aimée maîtresse, résolurent d'emporter la petite image du Sacré Coeur, qu'elles honoraient chacune à leur tour et qui faisait tout leur trésor. On la portait tout le jour sur son coeur, comme un bouquet, et celle qui l'avait prenait soin de bien caresser ce divin Coeur, et de faire quantité d'actes de vertu en son honneur, selon que sa ferveur le lui inspirait'. Elles trouvèrent une petite niche pour la placer, dans un endroit retiré où l'on allait rarement. Elles le choisirent pour faire plus commodément leurs dévotions, et on y fit un petit oratoire, donnant sur l'escalier qui conduisait à la tour du noviciat. Les premières disciples du Coeur de Jésus firent de ce petit sanctuaire le lieu de leurs délices, l'embellissant de leur mieux. Plus tard, elles y peignirent des coeurs, des étoiles, des fleurs et des fruits, comme si elles eussent voulu réunir le ciel et la terre autour du Roi de tous les cœurs. La croyance traditionnelle du monastère est que ces très naives peintures sont l'œuvre de Soeur Marie-Nicole de la Faige des Claines (2). La Soeur de Farges fit faire un tableau du Sacré Coeur, et la Sainte, dans une lettre à la Mère de Saumaise, dit qu'il est tel qu'elle le désirait pour cette petite chapelle (3). La Soeur des Escures se montra jalouse et fière d'être
1. Cf. I, p. 255. C'était une autre image que celle qui fut honorée au noviciat le 20 juillet 1685.
2. On les voit encore actuellement au plafond du modeste oratoire.
3. Ce tableau est encore aujourd'hui vénéré comme une relique au monastère de Paray.
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la sacristine du cher oratoire. « C'est un petit bijou, tant elle l'ajuste bien (1), » écrira encore Soeur Marguerite-Marie. Que de prières enflammées montèrent de ce cénacle d'amour vers le Cœur de Jésus ! Pour aider la dévotion des Soeurs, il y avait des livres, imprimés ou manuscrits, à l'usage spécial de celles qui fréquentaient « loratoire du divin coeur de Jésus qui est en Nazareth. « — « Ayes sil uous plait la boute de ne lan Point sortir. » Telle est la recommandation qui se lit encore sur un de ces recueils, avec la date : « 25 decbre 1688. »
Plus touchante est la dédicace d'un autre petit recueil manuscrit, « commencé ce ieudi 16 doctobre 1687. uiue + iesus mon tres aymable Sauueur iesus Christ receues et acceptes ses faibles escrits tout dedié pour honorer et glorifie cotre diuin coeur. »
On peut l'affirmer, un esprit nouveau vivifiait toute la Communauté, depuis que le Cœur de Jésus y était honoré, servi, aimé, invoqué par toutes les âmes qui la composaient.
Mgr Languet, qu'on ne peut accuser de partialité, décrit magnifiquement la transformation du monastère de Paray par la dévotion au Sacré Cœur : « C'est ainsi que la dévotion au Cœur de Notre-Seigneur opéra dans cette Communauté ce changement merveilleux, que Soeur Marguerite avait obtenu par ses larmes et ses souffrances ; sa patience et son humilité triomphant de tout, le
1. Cf. II, p. 393, texte et variante.
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Fils de Dieu changea les coeurs qui commencèrent à honorer le sien. Il y répandit l'amour de la perfection religieuse et le zèle pour l'acquérir; mais, à mesure que ces filles ouvrirent les yeux sur la sainteté de leurs devoirs, elles les ouvrirent en même temps sur le mérite de celle qui leur attirait tant de bénédictions de la part de Dieu. Les contradictions et les mépris se changèrent en vénération pour elle. On ne la nommait plus que la Sainte, et on écoutait ses paroles comme des oracles (1). »
Suite !!
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