http://www.abbaye-saint-benoit.ch/histoiredusentimentreligieux/volume02/tome02008.htm
Le Pur Amour.
L'expérience mystique, si elle est connaissance — au sen très particulier que nous avons dit — est aussi union, amour Non pas que l'on doive distinguer ontologiquement les divers aspects d'une seule réalité, merveilleusement simple. Cette
(1) Guilloré, Maximes spirituelles pour la conduite des âmes, livre VI, max. IX, ch. II.
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connaissance est amoureuse, et cet amour connaissant. Une seule activité perçoit immédiatement la présence divine et se donne à cette présence; la perçoit en se donnant, et se donne en la percevant. Que si du reste, et par impossible, l'un de ces deux aspects était plus nécessaire, plus essentiel que l'autre, ce serait l'amour (1).
Connaissance, amour, entendons-nous bien. Ce n'est plus : connaissance d'abord, comme dans la vie affective commune. Le pragmatisme n'est plus à craindre ici; l'adage scolastique nil volitum nisi praecognitum, ne s'applique plus, lorsqu'il s'agit de ce centre de l'âme, qui donne leur élan à toutes nos puissances, et qui est tout ensemble plus lucide que l'intelligence, plus libre que la volonté. A plus forte raison convient-il d'écarter le fantôme des suavités sensibles, des « consolations » qui accompagnent d'ordinaire les mouvements de l'amour humain et de la piété. L'union mystique peut bien rejaillir jusque sur les sentiments et même sur les sens que d'ailleurs, elle soumet parfois — les uns et les autres — à de terribles jeûnes ou à d'affreuses détresses ; mais son allégresse amoureuse n'est pas plus sensible que sa lumière n'est éclatante.
(1) Il y aurait là de belles précisions métaphysiques à établir dans le détail desquelles nous n'avons pas le droit d'entrer. On montrerait, par exemple, que de ces deux noms également impropres que l'on donne à l'expérience mystique, « union », « contemplation », celui-ci est le plus impropre, parce qu'en effet, si toutes nos facultés raisonnables ont une tendance mystique (le P. Maréchal l'a démontré pour l'intelligence) cette tendance est beaucoup plus directe, dans la volonté et rencontre moins d'empêchements. Toute union d'amour se noue, ou bien au centre de l'âme (union mystique), ou bien dans la zone la plus rapprochée de ce centre. Comme l'a dit Hugues de Saint-Victor, et après lui, nombre de scolastiques « plus diligitur quam intelligitur et intrat dilectio et appropinquat ubi scientia foris est » (Exposit. in hierarch. caelest. Dyon, 1. 7.) Il arrive maintefois « que la connaissance ayant produit l'amour sacré, l'amour ne s'arrêtant pas dans les bornes de la connaissance qui est l'entendement, passe outre et s'avance bien fort en deça d'icelle » (Oeuvres de saint François de Sales, IV, pp. 5a, 3z4, 315). Or, franchir ainsi les représentations intellectuelles pour s'unir à Dieu intimement et au delà des images, voilà qui nous montre l'activité amoureuse nécessairement en marche vers les profondeurs ou le centre de l'âme. Là est la zone de la volonté normale, toute voisine de la zone mystique, tandis que l'intelligence reste enchaînée aux confins du monde sensible, suspendue aux fenêtres des sens, où elle attend sa pâture d'images.
Que l'union se consomme au centre de l'âme, cela paraît tellement évident au contemplatif que, dans la description qu'il fait de ses états, il ne songe même pas à « situer » son amour extatique. On ne s'unit jamais qu'au centre de l'âme, ou, du moins, que tout près du centre . Comme il en va tout autrement pour les actes de l'intelligence, le mystique tient au contraire à spécifier que la connaissance extatique se produit, dans une région particulière, à la cime de l'esprit.
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L'extase ne délecte pas plus qu'elle n'enseigne, elle unit. Nous ne mettons pas en doute qu'elle soit fréquemment — normalement si l'on veut — escortée ou suivie de délices pieuses. Nous disons simplement que ces délices ne sont pas l'extase.
Cela est si vrai que, d'après les mystiques, « c'est une grâce particulière à l'âme qui aime (extatiquement) quand elle ne sent pas les feux de son amour... et quand elle doute même si elle a quelque amour. Car ainsi ni le sentiment, ni la vue, ni l'assurance n'y peut faire couler rien d'impur ». « Il arrivera quelquefois, nous dit-on encore, que votre coeur aimera en effet et qu'en même temps vous sentirez qu'il n'aime pas. N'en soyez point surpris ; ces deux choses s'accordent très bien ; cette disposition est fort superbe et fort corrompue, où le coeur humain repose dans son amour et non pas dans l'objet de son amour, et par un retour et une réflexion infidèle, appuie et se complaît dans le feu sacré qui le brûle, non pas dans celui qui l'a allumé : car c'est là justement pour éteindre cette flamme divine, et pour n'avoir plus qu'un feu bâtard, qu'échauffe et qu'allume après uniquement l'amour propre » (1). « Un retour », « une réflexion », les mouvements de ce genre peuvent être dangereux ou non, mais tous ils contrarient nécessairement l'amour extatique. Dès que nos facultés, je ne dis pas s'ajoutent ou s'ordonnent à cet amour, mais parviennent à exercer librement leurs activités réfléchissantes, l'extase leur quitte la place, si l'on peut ainsi parler, et s'évanouit.
Du reste il n'est pas besoin d'une grâce d'union mystique pour aimer Dieu d'un amour désintéressé. Beaucoup d'honnêtes gens s'imaginent que l'Église en condamnant les Maximes des saints, a, par là même, condamné le pur amour. Eh, pourquoi pas, du même coup, le Décalogue et l'Evangile? A proprement parler, « pur amour » est un pléonasme comme panacée universelle. Des actes d'amour désintéressé, mais, juste ciel, nous en faisons tous, quand nous aimons nos amis sans penser aux services que ceux-ci peuvent nous rendre. L'acte de charité, que l'Église fait réciter à tous les fidèles, est un acte de pur amour. Voici du reste quelques extraits du limpide catéchisme rédigé à ce sujet par le P. de Caussade :
D. Quel est l'amour de Dieu qu'on appelle désintéressé et de pure bienveillance ?
(1) Guilloré, Les progrès de la vie spirituelle (Lyon, 1687), pp. 525, 518.
Ainsi nous rencontrons le pur amour aux deux pôles de la vie intérieure, dans la pratique des simples fidèles et dans l'union mystique. Mais alors, se demande-t-on, pourquoi les théologiens donnent-ils un air de mystère à des choses si simples ; pourquoi tant de combats, — la querelle du quiétisme par exemple — au sujet du pur amour ? C'est que, dans la vie déjà très haute qui s'achemine, sans le savoir, vers l'expérience mystique, cet n exercice plus continu, plus habituel, plus dominant de la charité commune n, ainsi que parle Bossuet, est soumis à une ascèse particulière, subtile, infiniment mystérieuse, qui choque l'observateur superficiel, intrigue et rebute quantité de directeurs, et réduit le contemplatif lui-même à une obscure détresse. Un des chapitres les plus longs et les plus délicats de la théologie mystique, a pour objet les étranges épreuves, par où se fait, en quelque façon, I'apprentissage de l'extase. Or, où vont toutes ces épreuves, sinon à la « purification » progressive de l'amour? Envers douloureux et ténébreux de la sublime grâce qu'elles communiquent et qu'elles voilent, elles dépouillent implacablement le futur contemplatif de toutes ses attaches-trop humaines, de tout ce qui faisait hier encore sa joie, sa force, parfois son orgueil : — délices de la prière ; facilités de la vertu ; elles délogent l'adversaire du pur amour, c'est-à-dire,
(1) P. de Caussade. Instructions spirituelles en forme de dialogues sur les divers états d'oraison, suivant la doctrine de M. Bossuet... Perpignan, 1741, pp. 128-13o. Voir sur cette question, mon Apologie pour Fénelon : La revanche du pur amour, pp. 433-477.
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dire, l'amour propre, de ses dernières retraites, mortifiant la volonté, aveuglant l'intelligence, réduisant le « petit filet de vie naturelle qu'on ne rompt presque jamais parce qu'il en coûte trop de renoncer, sans retour, à toute action propre de l'esprit ou du coeur » ; elles harcèlent de vingt autres façons leur victime et la vident peu à peu d'elle-même ou plutôt de ce qu'elle croit être son moi, la refoulant nue, désolée, épouvantée vers on ne sait quel précipice invisible — le néant, l'enfer peut-être — qui n'est en réalité que ce bienheureux centre de l'âme, où, les épreuves terminées, se consommera l'union mystique, s'achèvera le pur amour. Dans cette affreuse nuit, une lumière demeure : la certitude — oh! combattue, haletante, héroïque, elle aussi — la certitude non pas que l'extase, ni même que le ciel est au bout, mais qu'il faut se laisser faire par le cruel ouvrier qui déchire l'âme, s'abandonner à la volonté divine. Cet abandon — sur lequel les mystiques reviennent avec tant d'insistance — est le plus haut terme où parvienne le pur amour avant de devenir amour extatique. Abandon, terme équivoque lui aussi, qui peut signifier ou bien le « laissez-vous vivre » qui est la devise des quiétistes ou bien le « laissez-vous faire par Dieu » qui est la consigne des saints (2).
Est-il besoin d'ajouter que ni dans la pensée ni dans la pratique des vrais mystiques, l'école du pur amour et de l'abandon n'est une école de mollesse? Qu'a-t-il fallu pour rendre les âmes des contemplatifs, « si souples, si pliantes sous la main de Dieu », se demande le P. de Caussade et il répond : « Il a fallu pour cela que toutes leurs volontés, dans l'usage le plus saint des puissances, aient été cent fois contrariées, rompues, domptées et captivées sous la seule volonté de Dieu ; il a fallu qu'un grand vide de l'esprit, longtemps soutenu et à diverses reprises, ait presque entièrement étouffé leur activité naturelle; il a fallu que de longues et terribles impuissances de faire le moindre acte réfléchi, ou distinctement aperçu, les aient forcées à rechercher dans la seule partie supérieure de l'âme, les actes directs de leurs simples dispositions, et leur
(1) Caussade, op. cit., p. 387.
(2) « Pour mon état, écrit sainte Chantal, il me semble que je suis dans une simple attente de ce qu'il plaira à Dieu faire de moi. Je n'ai ni désirs, ni intentions; chose aucune ne tee tient que de vouloir laisser faire Dieu; encore je ne le vois pas, mais il me semble que cela est au fond de mon âme ». Oeuvres, t. III, p. 599.
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aient bien appris à savoir s'en contenter, quand il plaît à Dieu de réduire ainsi une âme à la plus grande pauvreté et nudité d'esprit. A l'égard de plusieurs autres, il leur a fallu passer par bien d'autres épreuves, par cent agonies intérieures... (c'est-à-dire), par des impressions de frayeur, semblables à celles d'un moribond, qui se sent, à diverses reprises, sur le point d'expirer... ; ce qui arrive ici, toutes les fois que par une grâce spéciale, mais sans lumière aperçue, ni sentiment connu, on est intérieurement pressé de s'abandonner à Dieu dans la plus profonde obscurité de la foi, où il ne reste, en apparence, nul appui intérieur pour soutenir cette âme agonisante, à la vue des abîmes affreux de ce terrible abandon ; car il semble, dans ces moments, qu'on va être précipité, englouti et perdu, je ne sais où, et même anéanti par je ne sais quelle main invisible : sentiment de terreur aussi effrayant alors, que celui d'un homme à qui, au milieu d'une vaste mer, on viendrait arracher des mains l'unique planche qui fait son soutien et sa dernière ressource » (1).
D'où vient
(1) Je résume ici les affirmations très intéressantes d'un jésuite espagnol, cité par l'abbé Jean de la Croix dans la précieuse brochure Ascétique et Mystique (Paris, 1912) p. 56, 57.
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que le dévot et le mystique, bien qu'ils ne parlent pas tout à fait le même langage, s'entendent admirablement l'un l'autre. Si l'un ne la pénètre pas aussi avant que l'autre, une seule réalité, plus une encore que diverse, les occupe également, à savoir Dieu lui-même ; une seule voie les conduit à cet unique objet, à savoir le détachement de soi, les exercices très sanctifiants du pur amour ; d'où vient que le même ouvrage, l'Imitation de Jésus-Christ ou le Traité de l’Amour de Dieu, paraîtra simplement dévot aux uns, proprement mystique aux autres.
La dévotion est la fleur : l'union mystique, le fruit : mais la fleur ne survit pas au fruit qui l'achève, tandis que la dévotion emprunte à l'union une vitalité nouvelle, qu'elle continue, l'union, qu'elle l'exploite, dirais-je, si le mot n'était pas si bas. Comme le plus humble de ces dons s'ordonne vers le plus sublime, le plus sublime s'ordonne aussi vers le plus humble. De l'expérience mystique, a pauvre en éléments enseignés », pauvre en actes, dérivent, dans l'intelligence pieuse, des lumières abondantes et précises ; dans la volonté, des forces nouvelles; dans la sensibilité, des tendresses imprévues. A ce foyer ténébreux, s'éclaire toute une littérature; de cette mort, germent les actes des saints. Et ce n'est pas tout, car cette dévotion ainsi renouvelée amènera ou provoquera à son tour une autre extase, et cette extase un nouvel épanouissement de dévotion, et ainsi de suite, aussi longtemps du moins que l'âme se montrera fidèle à la grâce.
S'il est du reste difficile de dire où elle commence, il ne l'est pas moins de dire où finit l'expérience mystique. En un sens très juste mais qu'il faut bien entendre, elle ne doit pas finir. Car enfin lorsque se desserre le mode particulier d'union à Dieu, l'union elle-même subsiste. Le mystique, revenu à lui-même, pense-t-on que Dieu le quitte ; et ces immolations, parfois, souvent, très crucifiantes où nous avons vu l'envers de l'extase, pense-t-on, qu'une fois consommées, elles soient perdues, comme si, dans le plan céleste, elles n'avaient eu d'autre fin que de procurer une transformation éphémère et inféconde?
Non, de telles grâces ne s'évanouissent pas de la sorte. Interrompues, suspendues, elles continuent leur rayonnement (1).
(1) « Depuis ce temps-là, écrit la V. M. Marie de l'Incarnation (Martin), mon âme est demeurée dans son centre qui est Dieu. Ce centre est en elle-même, et elle y est au-dessus de tout sentiment. C'est une chose si simple et si délicate que je ne la puis exprimer. On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler, et faire tout ce qu'on veut, sans se distraire de cette occupation et sans cesser d'être uni à Dieu. » Vie de la V. M. Marie de l'Incarnation, par le P. de Charlevoix, p. 112.
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Intelligence, imagination, volonté, coeur, toutes les activités du mystique restent transfigurées par cette union mystérieuse qui s'est consommée en dehors d'elles et sans elles ; par cette inaction passagère qui les a guéries de leur fièvre naturelle, de leur avidité, de leur égoïsme et de leur inquiétude tumultueuse. Désormais les actes que produiront ces facultés seront, comme dit François de Sales, « coulés, filés, distillés par la pointe de l'esprit ». Là est la plus durable, la plus parfaite et la plus sûre des extases, celle a de l'oeuvre et de la vie », comme dit encore le même docteur, peu soucieux de nos abstractions et de nos géométries. « De sorte que lors, nous ne vivons pas seulement une vie civile, honnête et chrétienne, mais une vie surhumaine, spirituelle, dévote et extatique, c'est-à-dire une vie qui est, en toutes façons, hors et au-dessus de notre condition naturelle. »