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Epanchements mutuels !

 

Quant à l'entretien sans concepts et sans paroles, mais d'une fécondité inépuisable, qui s'engage alors entre Dieu et l'âme contemplative, Marie de l'Incarnation ajoute, nous dit son fils, que, pour elle, « ce commerce s'est subtilisé dans les temps, et qu'il s'est toujours élevé de plus en plus..., à ce qui est de plus simple et de plus pur. Elle tâche d'en décrire... la simplicité... par la comparaison et dans les termes d'un certain air, qui parait quelquefois sur le visage et dans le maintien des personnes, et qui, sans dire mot, découvre les affections du coeur et les inclinations intérieures de l'âme d'une manière infiniment plus vive et plus touchante que ne sauraient le faire les paroles les plus animées. C'est une certaine disposition que l'on voit et que l'on comprend assez, mais qu'il est difficile d'expliquer autrement qu'en disant que c'est un certain air qui parle sans dire mot... Quand un misérable se présente à vous sans rien dire, il vous explique mieux sa misère, et vous fait plus de pitié qu'il ne ferait par toute l'éloquence de sa bouche... Ainsi, encore que cette âme éminente... conversât familièrement avec le Verbe son époux..., ce commerce... était si simple qu'elle témoigne que « ce n'était pas un acte..., pas même un respir, mais... un air dans le centre de l'âme, par lequel sans effort, sans paroles, sans mouvement, mais comme par un simple signe, elle disait aux personnes divines tout ce qu'elle voulait ». Il en était de même du côté de Dieu... Elle voyait en (lui) un certain air et une certaine disposition, par laquelle (il) s'épanchait et se communiquait en elle... ; mutuel épanchement de pensée, d'amour et de sentiment (1).

Que conclure de tant d'affirmations convergentes, sinon que, d'une part l'activité ordinaire de l'intelligence ne participe pas à la connaissance mystique, et que, néanmoins,

 

(1) La vie, pp. 662-665

 

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d'un autre côté, l'intelligence ne cesse pas de se nourrir pendant cette phase d'inertie apparente? Ni sentiments proprement dits; ni concepts précis, cela est vrai, mais quelque chose d'infiniment préférable, la possession même du réel ; possession riche en semences de concepts et de sentiments.

 

Il n'y avait que la partie purement spirituelle qui ressentit les plaisirs de son amour. (Mais) CE GOÛT DE DIEU QUOIQUE INSENSIBLE, LUI DONNAIT UNE EXPÉRIENCE CERTAINE (des vérités de la foi) (1).

 

De Ià vient — je veux dire des mille germes de sentiments, d'images, d'idées, qui, dûment comprimés par la grâce mystique, se sont accumulés à la surface de l'âme pendant cette expérience insensible et ténébreuse, de là vient la prodigieuse activité — toute humaine celle-ci quant à ses modes — qui se fait jour, qui éclate et déborde dès que la suspension est levée (2). De là cette profusion printanière de symboles, de réflexions, de vues spéculatives qui remplissent les ouvrages des mystiques. Flores apparuerunt. Mais prenez garde : ce n'est là qu'un faux printemps : un été plutôt, ou, pour mieux dire, un automne. L'hiver qui a précédé et préparé cette floraison est plus lumineux, plus riche et plus doux que tous les printemps. Les mystiques l'avouent, du reste, quand, après avoir écrit des centaines, des milliers de pages, ils confessent ingénûment que ce qu'ils auraient voulu dire reste ineffable. Le meilleur demeure en eux-mêmes; leurs vrais vers ne seront pas lus (3).

 

(1) Méditations, pp. 88, 89.

(2) « Toute l'oraison s'est passée de la sorte (dans la suspension : son âme étant « unie à une lumière incompréhensible, qui ne lui paraissait pourtant que comme ténèbres s), sinon que, vers la fin, mon coeur a ressenti que son ardeur était extrêmement accrue ; et il s'est élevé dans mon entendement une lumière qui lui a fait voir avec une évidence extraordinaire (entendez maintenant une évidence d'ordre intellectuel), les vérités qu'elle s'était proposé de méditer. Méditations, p. 107.

(3) Si je termine par ces deux mots de Sully-Prudhomme, c'est pour indiquer la ressemblance, fort lointaine assurément, mais non pas tout à fait imaginaire que je crois apercevoir entre l'expérience mystique, dont nous venons de nous occuper, et l'expérience poétique. Dans l'inspiration du poète —bien que féconde en semences de sentiments, d'images, d'idées — l'activité proprement intellectuelle ou sentimentale est aussi comme endormie ou suspendue. Idées indistinctes, « goût insensible... expérience certaine »; en d'autres termes, contact plus ou moins étroit de l'âme profonde avec la réalité plus ou moins immédiatement sentie. Voici encore une page où tout ce qui vient d'être dit se trouve admirablement résumé et confirmé : « L'âme, qui, dans ses commencements, avait coutume de s'occuper à la considération des mystères, est élevée par un attrait surnaturel de la grâce, en sorte qu'elle s'étonne elle-même de ce que, sans aucun travail, son entendement soit emporté et éclairé dans les attributs divins, où il est si fortement attaché qu'il n'y a rien qui l'en puisse séparer. Elle demeure dans ces illustrations sans qu'elle puisse opérer d'elle-même... Elle se trouve comme une éponge dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines... L'âme..., ainsi attachée à son Dieu, comme au centre de ses repos et de ses plaisirs, attire facilement à elle toutes ses puissances, pour les faire reposer avec elle... Cet état d'oraison, c'est-à-dire l'oraison de quiétude, n'est pas si permanent dans les commencements que l'âme ne change quelquefois pour retourner sur les mystères du Fils de Dieu, ou sur les attributs divins; mais, quelque retour qu'elle fasse, ses aspirations sont beaucoup plus relevées que par le passé, parce que les opérations divines quelle a pâties dans sa quiétude, l'ont mise dans une grande privauté avec Dieu... Dans la suite de cet état (Dieu) la fera passer par diverses opérations, qui FERONT EN ELLE UN FOND, QUI LA RENDRA SAVANTE EN LA SCIENCE DES SAINTS, QUOIQU'ELLE NE LES PUISSE DISTINGUER PAR PAROLES.., » Lettres, II, pp. 3oo-3o1.

Rappelons ces deux mots de saint François de Sales, écrivant à sainte Jeanne de Chantal : « O mon Dieu..., que j'ai été aise ce matin de trouver mon Dieu si grand que je ne pouvais seulement pas assez imaginer sa grandeur (connaissance conceptuelle)... J'ai bien eu d'autres pensées, mais plutôt par manière d'écoulement de coeur en l'éternité et en l’Eternel que par manière de discours. » Oeuvres (Annecy), t. XX, p. 134.

 http://www.abbaye-saint-benoit.ch/histoiredusentimentreligieux/volume06/tome06006.htm

 

(Cet) état, dit-elle, met (l'âme) dans une ESPÈCE DE NÉCESSITÉ DE LA FIDÈLE PRATIQUE de l'imitation de Jésus-Christ... Il n'est plus ici question d'un certain bandement de tête qu'on a lorsqu'on commence, ni d'une certaine ferveur qu'on expérimente dans les sens, et qui fait qu'on s'examine avec tâche et par certains actes. Mais l'âme, dans sa paix, voit tout d'un coup en son Jésus les vertus divines qu'il a pratiquées ; elle les voit, dis-je, dans un attrait très doux, qui la porte à suivre dans ses actes son divin prototype ; et enfin elle ne peut et ne veut être qu'un continuel holocauste à la gloire de Dieu (1).

 

Nulle indifférence au bien ou au mal, nulle langueur dans cette volonté qui nous semble éteinte, qui l'est en effet d'une certaine manière, puisqu'elle a cessé de produire ses actes propres ; mais tout le contraire :

 

Je sens quelque chose en moi qui me donne une pente continuelle

 

(1) Lettres, I, pp. 364, 365.

 

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pour suivre et embrasser ce que je connaîtrai être le plus à la gloire de Dieu, et ce qui me paraîtra le plus parfait (1).

 

Comment cela? Rien de plus simple, de plus « nécessaire », une fois admise la définition de l'état mystique, définition qu'un croyant ne rejetterait pas sans témérité, et que Nicole lui-même, sans d'ailleurs le bien entendre, se défend de mettre en question. Dans la méditation commune, le chrétien acquiesce cordialement à des idées de vertu ; et il règle sa conduite à venir sur ces représentations abstraites et inanimées ; dans la contemplation, le mystique adhère, et par ce qu'il a de plus profond, à la sainteté elle-même réelle et vivante, c'est-à-dire au Verbe

divin, exemplaire, source et consommation de toute vertu.

 

 

En cet état..., on se sent poussé à la pratique de toutes (les vertus) de l'Evangile... L'âme fait plus de chemin en un jour dans cette disposition qu'elle ne ferait en tout autre dans un mois. Cette approche amoureuse du sacré Verbe Incarné porte dans l'âme note onction qui ne se peut exprimer, et, dans les actions, une sincérité, droiture, franchise, simplicité, fuite de toutes obliquités ; elle imprime dans le coeur l'amour de la croix et de ceux de qui l'on est persécuté ; elle fait sentir et expérimenter l'effet des huit béatitudes d'une manière que Dieu sait... (2).

 

Bien que, dans cette oraison de quiétude, « on ne réfléchisse pas sur telle ou telle vertu..., l'oraison porte son effet dans les occasions, Dieu laissant dans l'âme un mouvement ou inclination ou bien plus forte que ne fait l'oraison commune (3). » Car, pour répéter ce beau texte,

 

encore que, dans ces grandes unions, l'on ne pense qu'à Dieu, l'on y reçoit néanmoins d'une manière imperceptible la

 

(1) Lettres, I, p. 329.

 

(2) Ib., I, p. 4o4. Cette opération inexprimable n'est pas l'adhérence bérullienne dont nous avons parlé dans le t. III (cf. L'école française, pp. 127, sq.) .: mais celle-ci, bien qu'elle ne soit pas d'abord et nécessairement d'ordre mystique, tend néanmoins vers cet ordre. Cf. ib., p. 15o.

(3) Ib., II, p. 113.

 

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lumière et la force pour faire tout ce que Dieu demande de nous : en sorte qu'elles ne nous manquent pas au besoin (1).

 

Les résolutions que l'on prend dans la prière commune, moins pures ,souvent, plus. obliques, ont aussi beaucoup moins de solidité. Ces acquiescements à la présence et à l'action divine, ,écrit-elle,

 

Les résolutions que l'on prend dans la prière commune, moins pures ,souvent, plus. obliques, ont aussi beaucoup moins de solidité. Ces acquiescements à la présence et à l'action divine, ,écrit-elle,

 

fortifiaient mes résolutions, et... étaient comme de nouveaux liens qui m'attachaient à Dieu. Car, quoique l'occupation intérieure,fût fort simple et éloignée de ce qui peut tomber sous les sens, et même sous la réflexion des puissances supérieures de l'âme,

 

en d'autres termes, bien qu'il me fût alors impossible de me proposer telle ou telle vertu à pratiquer, et de prendre à ce sujet telle résolution particulière,

 

je voyais clairement que les choses dont on traite avec Dieu,

 

c'est-à-dire que les grâces de sanctification qu'entraîne « nécessairement » le commerce mystique avec Dieu,

 

sont plus fermes et plus solides. Je veux dire que les choses qui sortent hors du centre de l'âme, où se font ces communications, ne sont pas si fortes, et n'ont point tant d'effet, à cause de l'épanchement qui s'en fait dans les sentiments,

 

et des multiples illusions qui accompagnent cette ferveur apparente, comme Nicole l'a si bien montré (2).

 

Et l'expérience fait voir que, ces sentiments étant passés, les résolutions qu'on avait faites dans ces sorties perdent souvent beaucoup de leur force. Cela vient de ce que les sentiments sont souvent la cause qui les produit, ou au moins qui aide à les faire ; ainsi, la cause étant passée, il ne faut pas s'étonner si l'effet demeure faible et languissant. Mais, dans cette retraite intérieure, si pure et si dégagée des sens, les promesses qui se font entre Dieu et l'âme sont fermes et constantes, parce qu'elles DEMEURENT IMPRIMÉES dans l'âme, comme

 

(1) Méditations, p. 134.

(2) Cf. tome IV, p. 5o6, seq.

 

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par un amoureux sceau, QUI N'EST AUTRE QUE LA PRÉSENCE DE CE DIEU-CHARITÉ, qui, dans les occasions, la fait obéir comme il lui plaît (1).

 

A la bonne heure ! On est toujours ravi de voir les mystiques prendre l'offensive, et rappeler à leurs adversaires que les difficultés de la vie intérieure se présentent également des deux côtés. L'illusion menace aussi bien les uns que les autres. Il ne suffit ni de méditer sur la patience pour être patient, ni de prendre des résolutions en forme pour les tenir. Et ne craignez pas non plus qu'en s'abandonnant ainsi à l'action divine, la conscience devienne calleuse :

 

Après tout, c'est une vérité... qu'en cet état extraordinaire de lumière, on découvre les plus petits atomes d'imperfection tout d'un coup et sans réfléchir... La nature cache en soi des ressorts inconcevables, mais on les découvre à mesure que l'on avance dans les voies de Dieu (2).

 

Si étroitement unis, et par toute l'âme, avec notre « cause exemplaire »,

 

nous pouvons le suivre avec sa grâce, qui nous découvre suavement ce que nous devons retrancher ; car la pureté de son esprit nous fait voir l'impureté du nôtre, et tout ensemble les difformités de nos opérations intérieures et extérieures. L'on trouve donc toujours à pratiquer ces maximes saintes, non avec effort ou contention d'esprit, mais par une douce attention à celui qui occupe l'âme, et qui donne vocation et regard à ces aimables lois (3).

 

Eh quoi ! ne savons-nous pas que, sans réflexions qu'imperceptibles, la rencontre d'un saint en chair et en os, le contact et l'intimité avec lui, nous éclairent mieux sur nos propres misères que l'examen de conscience le plus rigoureux? Ainsi, la rencontre mystique avec Dieu nous fait

 

(1) Méditations, pp. 139-141.

 

Suite ! 

 

 

 

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